Ruines circulaires

Le Zèbre est peut-être de tous les animaux quadrupèdes le mieux fait et le plus élégamment vêtu.

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mercredi 28 septembre 2016

Ouvriers agricoles


Michel Hervé aperçut sous un toit de grosse paille jaune soutenu par des piliers de bois les hommes du village. Ils s'étaient groupés là-dessous et, muets, assis ou allongés sur le sol, fumaient une pipe qui passait de bouche en bouche.
Ils somnolaient au chant des femmes qui, à quelque distance, pilaient du grain ; toutes s'y occupaient.
Michel Hervé se souvenait en les regardant de celles qui dans les villages de la Mambéré et de la Kadeï se groupaient pour mettre en poudre les grains de maïs que des convois de pirogues avaient apportés de Nola. Ces pirogues arrivaient aux époques où la lune était pleine, toute rouge et encastrée dans un ciel massif et bleu. Michel Hervé se souvenait : elle était haute dans le ciel lorsque les piroguiers survenaient ; ils abordaient et les femmes qui s'étaient groupées sur la berge trépignaient en cadence. Leurs pieds seulement s'agitaient et elles criaient : « Aïa !... aïa !... » en battant des mains pour marquer la mesure de leur cri monotone. Michel Hervé tout en regardant les piroguiers aborder prêtait l'oreille aux bruits frêles que faisaient en s'entrechoquant les petits os humains qui paraient leurs bras.
Les pirogues arrivaient peu de temps avant la saison des grandes pluies. Les couffins remplis de grains avaient été répartis entre chacun lorsque passait la première tornade de la saison : c'était d'abord un bref et violent coup de vent, dans lequel la Forêt demeurait inerte, massive, quelques instants de silence en plomb, puis toutes les feuilles résonnaient du crépitement des gouttes. Quatre, cinq de ces tornades passaient sur la factorerie de Michel Hervé et sur les cases du village ; mais de l'une à l'autre le jardin potager grillait au soleil ; lorsque Hervé s'y promenait il éprouvait la sensation d'avoir les mains et la face engluées de miel.
Ce jardin potager était un peu de forêt défrichée devant le chimbeck de Hervé : il y venait des pommes de terre et du cresson, et son large sentier conduisait à la rivière. Les femmes l'utilisaient : souvent il en voyait passer allant à l'eau, une énorme calebasse sur l'épaule ; elles s'apostrophaient au passage en trainant sur les mots qui faisaient rire leurs bouches.
Mais si durant le jour, la pluie était intermittente, elle tombait la nuit entière. Hervé, durant son repas du soir sous le chimbeck et dans le faux-jour du crépuscule, avait froid. C'était un froid humide qui lui donnait la sensation que ses os suintaient. La vie, que tout le jour il avait sentie derrière son logis, vers les cases, s'était tue : alors il frissonnait de solitude, il s'ennuyait. La forêt était toute noire ; devant lui, les troncs reluisaient de l'eau tombée durant le jour et elle bruissait de l'égouttis de ce qui chargeait les branches et les feuilles.
Après le repas, Michel Hervé ne savait que faire ! Il allait dans le village fumer sa pipe. Il allait et venait entre les deux alignements des cases ; par les portes basses il avait vue dans l'intérieur des logis : un homme, une femme étaient accroupis sur la terre battue, devant un feu de bois qui s'éteignait; muets, immobiles, le dos voûté, ils regardaient dehors.
Aujourd'hui, Michel Hervé, à regarder tous ces hommes du village qui, sous un toit de paille jaune, sont bercés du chantonnement de leurs femmes pilant le grain de la communauté, pense à ce village d'autrefois où il vieillissait avec les arbres de la forêt. C'était à Mogounga, sur la frontière du Cameroun allemand. Tous les six mois et durant quinze jours les couples qui vivent derrière la factorerie sont occupés à l'écrasement des grains ; chaque journée de cette quinzaine, dès le petit jour, dès l'instant où la lumière perce la nuit, un homme et une femme apportent sur une petite place en terre battue leur provision de grains que toutes les femmes écraseront : les jeunes se dandineront à la cadence des massues de bois frappant le sol et aux claquements de mains des vieilles.
Chaque jour, le labeur ne se terminait qu'à la nuit, une nuit bleue pâle que faussait à l'œil la pénombre des arbres.

Bernard Combette in Le Gay Sçavoir, 25 janvier 1914.

Bernard Combette disait : Je ne suis pas un homme de lettres mais un petit épicier du Congo. Alain-Fournier dresse de lui le portrait suivant : Les cheveux rejetés en arrière, les tempes découvertes, les paupières légèrement bridées, un fin profil de pirate chinois...à trente ans, Bernard Combette à parcouru le Congo et la Chine ; il a dormi dans la forêt équatoriale, à soixante jours de marche de tout lieu habité , il a vu des endroits de la terre qui n'ont pas bougé depuis le jour de la création... Combette donne au début des années 10 à diverses revues (La Nouvelle Revue Française, Le Mercure de France, La Revue du temps présent, les Soirées de Paris dirigée par Apollinaire...) des nouvelles ou de courts textes dans lesquels il relate ses expériences africaines ou chinoises. L'ensemble sera recueilli en 1912 sous le titre Des hommes par la NRF. L'ouvrage sera bien accueilli et sera même en lice pour le Goncourt. Un critique parle d'une littérature de l'errance. En septembre 1914, miné par la maladie (il a été réformé) Bernard Combette meurt à 32 ans. Comble de malchance, ses papiers seront brûlés par un fou.
En 1929, la NRF publie L'isolement, roman posthume magnifique, où Combette décrit sa fascination pour l'Afrique. Le monde de Combette est un monde qui se donne dans toute son épaisseur, et où l'homme face à l'immobilité du temps ne peut qu'opposer son ennui et le sentiment de sa perte.
... c'était la rivière Kouilou qui pénètrait comme une sonde dans la forêt. Les arbres attendaient là, devant Ducret, et toute la profondeur, son interminable profondeur, était à l'orée.
Les pagayeurs se mettaient à chanter, en frappant la rivière Kouilou des premiers coups de leurs pagaies (...)
Lorsque ces hommes se taisaient les deux rives étaient une masse d'arbres immobiles et muets ; Ducret traversait leur silence qui pesait de tout son poids sur l'eau , il était angoissé de ce que lui et ses hommes passés, la vie la plus infime n'existait pas dans cette forêt, comme elle n'existait pas avant eux ; aucun oiseau ne secouait ses ailes sous la voûte des branches, la rivière même ne bougeait pas : elle maintenait seulement l'écartement des rives.
L'isolement.

samedi 17 septembre 2016

TAUROTOMACHIE

Les trompettes de cuivre percèrent l'air de leurs cris aigus.
Un frisson courut parmi les spectateurs.
Sur les vastes gradins de l'amphithéâtre, une foule innombrable était assise, dans un grouillement confus d'où l'on voyait surgir, ça et là, des mouvements de têtes. Un vélum de soie pourpre, soutenu par de hauts mats dorés tout autour et en haut de l'amphithéâtre, tamisait en rouge ardent la lumière du soleil, Aux interstices, des rayons passaient, découpant des bandes lumineuses dans l'assistance. L'arène était vaste et circulaire. Dix attelages de chevaux auraient pu courir à l'aise, le long de ses bords arrondis, sans se heurter, et avec tout le champ voulu. Elle était semée d'une couche très mince de sable fin; au dessous, par places, apparaissait la solidité du noir bitume. Le mur du circuit, très haut, et sur la marge duquel se penchaient, comme au balcon, les spectateurs avides, était percé de vastes portes, encore formées, pareilles à celles derrière lesquelles, jadis, on entendait rugir les lions.
Ou, encore, on aurait dit une enceinte pour les anciennes courses de taureaux.
Et pour compléter l'illusion, on entendait derrière les grilles comme des mugissements sourds, des sifflements, des ronflements sonores, paraissant appartenir à une étrange animalité. Des monstres farouches s'impatientaient dans l'ombre des voûtes. Les portes s'ouvrirent soudain.
Cinq ou six formes noires et fines coururent sur le sol, comme d'énormes rats. Elles allèrent se ranger l'une à côté de l'autre dans l'axe de l'amphithéâtre, près du bord. Leur forme était celle de gros cigares. Il était impossible de voir les roues, cachées sous le tablier, ou de distinguer le mécanisme par lequel elles se mouvaient. Au milieu de la partie supérieure était une sorte de hublot renflé en forme de cloche que je voyais se hausser ou s'enfoncer, avec une rapidité prodigieuse. A l'avant de la machine étaient deux autres ouvertures fermées d'un cristal épais et qui brillaient soudain comme deux yeux énormes, pour s'éteindre aussitôt

***

Les machines s'ébranlèrent lentement.
A mesure qu'elles allaient plus vite, le hublot supérieur s'affaissait comme la tourelle d un fort. L'allure se précipita. La marche de ces machines était souple et silencieuse. On sentait en elles une énergie puissante et contenue. Bientôt, elles coururent à toute vitesse sur la piste relevée. Comme l'amphithéâtre était rigoureusement circulaire, il est probable que le mécanisme intérieur permettait de régler la courbe de la machine, une fois lancée, pour la faire coïncider sans , écart possible. Les gros rats noirs couraient seulement avec une sorte de sourd murmure, dont la note, peu à peu, s'éleva et devint aiguë jusqu'au sifflement. Ce fut un concert étrange. Des appareils enregistreurs que j'aperçus alors en face de moi, de l'autre côté du cirque, marquaient en chiffres connus la vitesse des coureurs d'après la hauteur du son. Ce procédé me parut être aussi sûr et précis qu'ingénieux. Tout à coup, je vis un des gros rats noirs obliquer légèrement, comme essayant de dépasser celui qui le précédait. Il se rapprocha jusqu'à le toucher. J'eus si peur d'un choc effroyable, à une vitesse qui dépassait, malgré son apparente douceur, toutes les vitesses connues. Je suis sûr que si le premier coureur s'était arrêté subitement, les deux se seraient aplatis en lame mince.
Mais le deuxième rat noir, se soulevant de terre légèrement, parut glisser sur son rival, sinua l'air à l'avant pendant quelques mètres et vint rejoindre le sol comme par un effleurement. Il continua sa course, toujours accrue.
Des applaudissements éclatèrent.
Quand la course fut terminée, il y eut quelques minutes d'entr'acte.
Un intermède comique, ayant comme personnages une diligence et un omnibus, fit rire aux larmes les spectateurs.
On vit alors sortir des barrières souterraines une gigantesque auto, aux formes massives. A son avant se dressait un éperon et sa base plate et large n'était pas éloignée du sol de plus de quelques centimètres. Cette base était oblique et plus basse d'avant en arrière, formant avec le sol comme une bouche angulaire ouverte. Quatre roues énormes, deux par deux, dépassaient de chaque côté le corps. Ces roues étaient entourées de pneumatiques démesurés. Et le monstre, courant à ravers l'arène, poussait d'effroyables rugissements.

***

A ce moment reparurent les gros rats noirs du commencement. Leur coupole de cristal était immobile et haute. A l'intérieur, on distinguait une face d'homme, anxieuse et résolue. L'auto, avec un cri prolongé, se précipita vers ses assaillants. Les machines légères évitèrent son attaque et se mirent à évoluer dans tous les sens, sans cesse vers un autre endroit. Cependant chacune d'elles, à des intervalles, en s'approchant rapide et prudente, effleurait d'une fuite les roues du monstre. On voyait alors une pointe longue et mince, comme une flèche, surgir du flanc de ces étranges picadors et s'enfoncer dans les pneus. Certains, plus timides, lançaient leurs flèches de loin et pressaient leur course éperdue à l'autre bout de l'immense arène. Mais d'autres, prenant du champ, arrivaient droit, face à l'auto. Leur arme était non plus une flèche, mais une lance qui sortait de leur avant, longue de plusieurs mètres et très fine, comme une antenne d'insecte.
Il s'agissait pour eux de frapper de face, en prenant la roue en profil, et de se détourner assez vite pour éviter l'a lourde machine Plusieurs réussirent le mouvement. La lance, enfoncée dans le pneu, d'un élan net et sûr, se cassait en son milieu, et le picador passait. Les roues énormes étaient maintenant hérissées de flèches aiguës. Une d'elles perdait l'air visiblement. Le monstre s'impatientait et s'alourdissait sa course. Déjà sur le cadran réglé pour la durée de l'épreuve, l'aiguille avait franchi la moitié. Mais avant la fin, il était probable que l'auto serait immobile, ses quatre pneus crevés. Elle sembla rappeler ses dernières forces, comme un sanglier forcé par les chiens. Et alors, dans sa lourde allure et sa puissance, la machine parut animée d'une vie réelle, animale et sourde. On eût dit un des monstres disparus depuis l'origine du monde, atlantosaure ou plésiosaure, créé à nouveau, sous une autre forme, par l'homme, pour le dévorer. Un cri terrible sortit de sa poitrine de fer. Et juste à ce moment-là, un des picadors arrivait sur lui. Je distinguai la face de l'homme, déformé et grossie par le cristal. A peine s'écoula-t-il une seconde.
Le picador, à trois pas du monstre, lance en tête, voulut obliquer. Mais l'auto se tourna soudain. Et le picador disparut. J'eus l'impression de voir se refermer la bouche entre la base et le sol, gueule finissant en laminoir. L'auto lourde continua sa marche en avant, avec quelques soubresauts qui parurent être de joie. Quand elle eut passé, je vis sur le sol une large marque noire tachée de rouge, comme un grand insecte écrasé, au milieu des débris à plat de ses élytres et de son corselet de fer.

Gabriel de Lautrec, in Le Grand illustré : journal hebdomadaire d'actualités, 18 août 1907.

dimanche 11 septembre 2016

Lettres à des morts.

Le 15 mai 1932, parait dans la revue Europe une série de lettres recueillies par Claude Berry.
Ces lettres avaient été adressées à des soldats au cours de la Grande Guerre. Elles ne parvinrent jamais à leurs destinataires, ceux-ci étant morts ou portés disparus.
On livre ici quelques unes de ses missives.

... Vos souffrances sont cruelles, certes, mon cher Paul, mais la cause pour laquelle vous souffrez est si belle qu'elle embellit tout.
Bouter l'ennemi hors de France : voilà la seule chose qui compte et je m'étonne un peu du ton de ta dernière lettre.
Je prie chaque jour pour nos armées et aussi pour toi, mon cher mari. Vive notre Patrie et que pour elle tous se montrent des héros dignes de nos aïeux !
P. S. L. M. a déjà la croix de guerre.

***

Mon vieux Lucien,



T'as pas voulu de moi, y a deux ans. T'as mieu aimer t'y marié avé la Jeanne. C'est don bien fai qu't'es cocu au jour d'aujourd'hui et je devrai même pas m'occupe de toi mais c'est plu fort que moi. Le pay est trop malhereux et je veu pas qu'un poilu comme toi soye dupe, alor je te dit que si tu veu avoir un gosse qui te récemble, tu ferai pas mal de t'en venir en perme. Sans ça, il pourai bien recemblé au mittron à T.
À bon entandeur, salu.

***

Mon bien-aimé,



Je suis bien malheureuse. Dolly est morte hier ; le vétérinaire a été obligé de la piquer. J'ai pleuré toute la nuit et je pleure encore en vous écrivant. Si seulement vous étiez là pour partager ma douleur... Je ne me consolerai jamais, jamais. Le château me paraît vide maintenant et vos parents ne peuvent parvenir à me distraire.
Votre femme bien affligée et qui ne cesse de vous appeler nuit et jour.

***

Mon petit Nono,

C'est du bar du boul Mich' que je t'écris. Autour de moi, y a la Mariette, Pauline, Margot et Nénette ; toutes les copines, quoi !
On s'ennuie pas mal de vous autres, tu sais... Ce n'est pas qu'on ne trouve pas à faire, parbleu ! Avec .tout ce qui circule dans Panam, faudrait être rudement godiche, mais ça ne vaut pas nos petits michons chéris, avec qui qu'on rigolait tant qu'on passait sur tout le reste. A présent, on a tout le reste mais on rigole plus.
Bon Dieu de bon Dieu, quant c'est-y que ça finira c'te guerre-là ? Paraît que l'Amérique va, décidément, se mettre avec nous. Si c'était vrai, ça ne pourrait tout de même pas durer longtemps ! Enfin, nous, tu sais, on sait que ce que les autres racontent.
Hier, j'avais une espèce de grand j'sais pas quoi. Il m'a emmené au Café de Paris... oui, mon vieux Nono... et puis après dans un chic hôtel. Ah la ! la ! Je te dis que ça. Et une fois son affaire faite, il s'est mis à baver, à baver — faut croire que ça lui fait la langue — il est vrai qu'il ne s'en sert pas beaucoup — il m'en a dit de toutes les couleurs, que les Français étaient ceci, étaient cela, que sûrement on perdrait, qu'on ne valait rien comme raisonnement, qu'on ne savait que se faire tuer — oui, il m'a dit ça — alors, mon vieux, la colère m'a prise, je te l'ai bourré de coups de pied et de coups de poing. Si t'avais vu ça ! Il n'osait pas se défendre, tu comprends, il était trop grand ! Et puis, c'est que je gueulais ! Tu sais comment que je gueule, hein, quand ça me prend !
En fin de compte, sais-tu ce que j'ai fait ? J'étais toute nue — tu penses bien, faut pas y regarder avec ces gars-là, — mais j'avais ma culotte sous l'oreiller. Alors je l'ai bouchonné dans sa grande bouche d'Anglish et le temps qu'il la retire, je lui ai donné un bon coup de dent à son zig.
Eh bien, veux-tu que je te dise ? Il ne savait pas comment me demander -pardon. Il m'embrassait partout... Chaude, chaude petite Française, qu'il répétait. Ah! que tu aurais donc ri si tu nous avais vus !
Tu sais, j'y ai gagné le gros billet à tout ça. Alors, on fait la noce, aujourd'hui. Dommage que tu sois si loin !
Allons, mon vieux Nono, au revoir. Je t'embrasse, mon petit bichon, et je t'aime bien va.
TOTOTE.

***

Mon cher Louis,

J'ai bien reçu ta lettre et je t'attends comme convenu. Jean, mon domestique,. ira te chercher mais pas jusqu'à la gare. Il t'attendra au tournant et tâchez de faire vite, de ne vous faire remarquer d'aucune façon.
Ce n'est pas à ma maison de Bordeaux que tu viendras, tu penses bien, mais à la villa que je loue à l'écart de la ville. Jean est à peu près au courant de tout et te conduira là où il faut. Mais retiens ta langue avec lui car j'ai toujours lieu de craindre qu'un jour ou l'autre il ne rapporte quelque chose, soit à ma femme, soit à quelqu'un de mes subordonnés et pourtant son silence me coûte cher !
Tu arriveras donc ici le 20. Je partirai soi-disant pour Paris ce qui nous donnera six bons jours de tranquillité pour recommencer notre petite partie. Il t'en restera deux pour embrasser tes parents. J'espère bien te trouver dans les mêmes dispositions que la dernière fois. Tu sais ce que je t'ai dit : je peux tout pour toi si tu es bien docile. Sinon, nous ne resterions pas longtemps bons amis et tant pis pour toi !
Je t'envoie 50 francs pour tes petits frais de route et je t'en donnerai bien davantage si je suis content.
Surtout, ne te lave pas avant de te mettre en route. Je veux t'avoir tel que tu es tout le temps là-bas et...
(Déchire cette lettre tout de suite.)

***

Mon vieux Lulu,

Tu veux tout le temps que je te dise des rigolades eh ben ! tu seras content aujourd'hui en lisant ce que je vais te raconter ! Figure-toi que Céline Mortier s'amuse à voler de temps en temps une poule à sa belle-mère, la Martine. D'une cour à l'autre, c'est vite fait, hein? Et puis, y a ce vieux Balard qui en est, ce soulaud-là à faire toutes sortes de saletés... (même que j'ai bien défendu à la petite d'aller jouer de son côté, parce que il ne se fait pas faute de toucher les gosses) en fin, bref, Balard s'amusait aussi avec les poules à Céline. Ne me demande pas ce qui se passait, j'y ai pas été voir! mais cet idiot-là leur abîme le derrière avec ses histoires...
Hier matin, voilà que Céline s'aperçoit qu'une de ses poules la plus belle, avait reçu sa visite. Ça l'a mise en colère, elle a ameuté tout le quartier ; tu penses bien qu'on y a toutes été et qu'il ne restait pas grand'monde dans les maisons de la place ! Martine, comme c'est la belle-mère, a pris fait et cause pour Céline et sans traîner plus longtemps elle décide qu'on va porter plainte au brigadier de gendarmerie. Bon, les voilà parties changer de bonnet, toutes les deux et puis voilà qu'on les voit traverser la place, Céline portant sa poule sous le bras, pour faire constater les dégâts, tu comprends. Oui, mais au milieu de la place, Martine s'aperçoit que c'est sa poule que Céline porte, une poule qui lui manquait depuis bientôt 3 semaines. Alors, si tu avais vu ! ah ! ça valait le coup, je t'assure ! Chacune tirait la poule de son côté à croire qu'il n'allait plus en rester et puis après, elles se sont donné une de ces peignées ! Pendant ce temps-là la poule se trottait et le vieux Balard n'avait plus qu'à recommencer, etc.

***

... Non, non, mon cher enfant, il ne faut pas songer à mourir volontairement. Il faut, au contraire, que, d'une façon ou d'une autre, tu obtiennes une permission le plus vite possible. Je t'en prie, je t'en supplie, c'est tout à fait urgent et je ne crains qu'une chose, c'est d'avoir trop longtemps attendu pour te parler.
Il n'est plus question de ta femme ; tu es fixé sur elle depuis ton dernier séjour, mais il y a autre chose, mon pauvre André... Il y a qu'il faut sauver ton enfant !
Car ton enfant va mourir, mon petit, nous la voyons dépérir de jour en jour, ta mère et moi. Pardonne-moi... Je sens que je vais te faire tant de peine ! Mais que se passe-t-il chez toi ? Que fait-on prendre à cette petite ? Elle a, nous disent les voisins, à chaque instant, des vomissements ; elle est pâle comme une morte ; bientôt, il ne restera plus rien d'elle et sa mère ne semble pas s'en apercevoir.
Nous ne pouvons rien faire car nous ne la voyons plus que de loin et c'est en nous cachant derrière les fusains que nous pouvons arriver seulement à l'apercevoir de temps en temps, se traînant sur le perron avec des jambes molles et un pauvre air de petite bête malade, elle qui était si rose et si vivante !
Il est hors de doute que ta femme est complètement sous l'influence de sa bonne. Depuis ta dernière permission cela a pris des proportions effrayantes. Elles ne sortent plus que toutes les deux, habillées pareillement et elles ne se gênent pas pour se promener toutes nues dans le jardin en s'embrassant que c'en est une honte.
Mais je le répète, cela n'est rien. Ce qu'il faut, c'est sauver notre petite Solange. Viens donc le plus vite possible. Si tu le crois nécessaire, j'écrirai à ton Commandant mais réponds-moi par retour, je t'en prie.
Reprends courage pour elle, mon pauvre enfant. Quand tu l'auras arrachée de la villa, nous la prendrons avec nous et sa grand'mère aura vite fait de la remonter. Mais, viens, viens, je t'en supplie, viens : il n'est que temps.
Ton vieux père.

***

René,

je suis là au Château de N. en Auvergne, vous comprenez ? Il faut venir à mon secours. Il a trouvé une lettre. Je suis séquestrée ici. Il m'a fait quitter Paris de nuit avec lui et c'est maintenant une véritable torture, entendez bien ce mot. J'écris vite car je n'ai qu'une minute René, venez je vous en conjure ! ne serait-ce que pour un jour. C'est Anne qui va porter cette lettre mais elle a tellement peur de lui qu'elle ne recommencera pas. Il est prêt à tout. C'est un fou et je ne peux rien faire ; il est toujours le Président et moi celle qui couchait avec le chauffeur. Venez, je vous en supplie vous êtes si fort, vous seul pouvez me sauver.
Croyez-vous qu'il me fait marcher toute nue autour d'une table à coups de fouet ? Je ne peux pas vous raconter, je n'ai pas le temps ; tous les matins, il invente quelque chose de nouveau, si vous saviez et le soir c'est autre chose, il boit, et alors.

vendredi 2 septembre 2016

Voici... Blaise Cendrars

En ce début des années 20, René Crevel mène une existence de dandy. Il fréquente le couple Delaunay chez qui il fera la connaissance de Blaise Cendrars.
En janvier 1925, dans le cadre de sa collaboration avec "Les Nouvelles Littéraires", il rend compte de "Feuilles de route" que vient de publier Cendrars.

Je viens de faire un voyage
Dans un pays magnifique,

chantait, le printemps dernier, un voyageur encore drapé dans la pèlerine à carreaux qui habillait, au début du XXème siècle, comme en témoigne telle vignette du petit Larousse, ceux qu'avaient tentés les paquebots, les océans, les villes lointaines. Le voyageur dont il est question apportait des îles un oiseau qu'une chanson créole endormait. La femme d'un colonel, qui avait égaré le plumet de son mari chez un lieutenant, mettait l'oiseau, charmé, sur le képi conjugal. Bien entendu, c'était le 14 juillet et les troupes passaient, musique en tête. Réveillé en sursaut par le fracas des cuivres, l'oiseau s'envolait avec le couvre-chef de l'officier. De cette histoire, Henri Sauguet avait fait la plus spirituelle des opérettes : Le Plumet du Colonel.
Or, Blaise Cendrars, qui aime les raglans, les belles casquettes, le soleil, les nègres et les négresses, l'alcool, les femmes, la peinture brésilienne, les spectacles jamais vus (autant de raisons de parcourir le monde dans tous les sens), Blaise Cendrars vient, lui aussi, de faire un voyage dans un pays magnifique. Il ne nous rapporte point, il est vrai, un oiseau des îles; au reste, qu'en eussions-nous pu faire ? Le dernier paon de France, sans doute bientôt, mourra désespéré d'avoir dû couper la plus anachronique des traines, et les colibris exilés dans nos frimas cacheront leurs ailes sous de minuscules imperméables que le colonel d'Henri Sauguet eût qualifiés d'idoines.

Et puis les paquebots, les océans, les villes lointaines sont devenus les pièces d'un arsenal littéraire qui, du point de vue humain, ne semble valoir guère plus ou mieux que la mythologie dont se trouvaient saupoudrés, en d'autres siècles, tous les voyages des jeunes Anacharsis. C'est pourquoi le petit livre que Blaise Cendrars nous offre en cadeau de retour, malgré l'apparente simplicité de son titre, Feuilles de route, pouvait susciter bien des craintes. L'attitude rimbaldienne d'abord, dont Paul Eluard, ici même, remarquait, le mois dernier, qu'à force d'être répétée, elle était tombée dans le domaine public; le souvenir aussi de cet enfant prodigue dont l'exemple a jeté un si grand nombre de Madame Bovary mâles et femelles dans des aventures par trop factices. Et puis l'amour de Mallarmé pour les steamers et surtout le vers: Fuir là-bas, fuir...

Or, voici que Blaise Cendrars se joue de nos appréhensions. Pour lui, le départ a conservé la saveur d'un goût premier. Il aime les voyages comme il aime les femmes, l'alcool certains soirs. J'entends qu'il n'a point de raisons à nous donner et que sa joie est aussi dédaigneuse de l'expression artistique ou littéraire que celle de l'enfant, par exemple, qui, pour la première fois, va au bord de la mer. Ses poèmes sont donc les plus consciencieuses et les plus touchantes aussi des narrations. Il ne craint pas de définir et nous nous rappelons alors que certains poètes, à toutes les pages de prose on de vers, ont préféré les dictionnaires. Exemple: Qu'est-ce qu'un charognard ?
Cendrars répond ainsi:

LES CHAROGNARDS
Le village nègre est moins moche et moins sale que la zone de Saint-Ouen.
Les charognards qui le survolent plongent parfois et le nettoient.

La nuit, Blaise Cendrars, poète du monde entier, regarde le ciel, découvre les étoiles, les aime toutes et surtout Orion, qui a la forme d'une main.

Le jour, ses yeux ne perdront rien de l'océan, des poissons, des villes, des hommes, mais ses confidences à propos du paysage ne sauraient induire à parler de la littérature descriptive dans le premier quart du XXème siècle, ou de quelque, autre généralité qui fait aussi bien dans une petite étude critique qu'une pendule au beau milieu d'une cheminée. Blaise Cendrars serait un mauvais prétexte, puisque son petit livre, s'il n'est que descriptions, a le mérite de se refuser à toute littérature. Il n'a point couru le monde pour former sa jeunesse, mais divertir ses yeux. Une telle sensualité ne peut d'ailleurs manquer de choquer un peu en un temps ou rien ne se crée plus par le plaisir ou pour le plaisir. Cendrars demande le sien à quelques villes, aux lignes dont l'une fait le tour de la terre et se nomme équateur, à des taches, au soleil et à sa peau qui sait en profiter. Il ne court pas après les mots, encore moins après les idées. Mais je crois qu'il vit ou du moins (ce qui, d'ailleurs, en vérité, revient au même) qu'il a la sensation de vivre. Le plus paradoxal, d'ailleurs, est que cette sensation de vivre pourrait s'appeler bonheur. Il se moque des mouvements littéraires, « dont, dit-il, le plus important n'a même point réussi à bousculer un peu la terre, comme fait la moindre secousse sismique ».

Il déteste Montparnasse, ne s'intéresse point à la peinture, sauf à la peinture brésilienne dont il fera une exposition en avril, connaît les vieux remèdes, tels que la fameuse huile de Harlem, grâce à quoi, au temps de la grippe espagnole, il sauva 72 de ses amis. 74 avaient été atteints. Deux seulement moururent, dont Apollinaire, qui écrivit une chronique, pour le Mercure, sur cette huile, mais ne put se décider à en boire, ce qui prouve, note Cendrars, qu'il était un curieux et non un amoureux.
Les projets de Blaise Cendrars ? Il prépare une préface pour Les Chants de Maldoror, du comte de Lautréamont, et surtout d'autres voyages, dont un dans cette Afrique centrale où André Gide, au printemps, ira quérir de nouveaux prétextes.
René CREVEL in Les Nouvelles littéraires, artistiques et scientifiques, 17 janvier 1925.