Kathryn Carver and Adolphe Menjou dans Service for Ladies (1927)

Si l'on réduisait au minimum le petit nombre des situations dramatiques connues, on peut supposer que l'un des thèmes qui resterait parmi les derniers serait celui du domestique amoureux.
Cette situation fameuse paraît surtout remarquable en ceci, qu'elle sera au gré de l'auteur l'argument d'une tragédie ou d'une bouffonnerie ; on pourrait presque dire, d'ailleurs, qu'à cela on reconnaît une « situation » véritable, et l'on a déjà eu l'occasion d'observer qu'Andromaque eût fait un excellent vaudeville ; pour rester, même, dans l'exemple du domestique amoureux, on remarquera que Ruy Blas (et certes bien malgré l'auteur) est, pour le spectateur moderne, tout juste à la limite du tragique et du comique.
Monsieur Albert, le dernier film d'Adolphe Menjou. traite ce sujet classique et facile. Menjou y apparaît en premier maître d'hôtel d'un palace, qui tombe amoureux de la fille du milliardaire. Naturellement, tout s'arrangera, et le nom seul de Menjou nous avertit que nous resterons dans une note aimable et élégante, sans aucun tragique, et même (c'est plus rare au cinéma) presque sans « émotion ». Il y a bien, aux moments où le public est en droit de les exiger, une ou deux scènes lunairement sentimentales, un ou deux baisers américains (tout le visage à la fois, vlan !) et une ou deux larmes très suffisamment furtives, mais enfin, ce n'est pas grand chose dans le film.
Menjou, en effet, maintenant qu'il a trouvé et adopté un genre, aurait tort de ne pas s'y tenir ; ce genre, c'est le genre élégant, et pas autre chose. Menjou est avant tout un monsieur extrêmement bien habillé, et s'est ainsi créé une silhouette propre dans l'ensemble du cinéma américain, lequel, hors du pull-over et du smoking, ne semble pas du tout connaître les secrets du vêtement masculin. Menjou, lui, peut-être le moins bien « balancé » des acteurs de l'écran, se sauve par la virtuosité avec laquelle il sait, dès les premières scènes, poser son personnage, par la seule perfection d'une jaquette, ou la coupe d'un gilet.
Je ne veux pas dire que le talent de Menjou ne soit que dans ses cravates ou ses pardessus. Non, bien sûr! Le visage de Menjou (si célèbre, qu'on peut faire toute la publicité d'un de ses films sans mettre son nom sous les portraits), le visage de Menjou est un beau modèle de finesse et d'expression. On nous a dit, et je le crois volontiers, que Menjou a été formé par Charlie Chaplin, quand celui-ci le prit comme héros de l'Opinion publique; Menjou a bien profité de ces leçons, et aujourd'hui encore ce sont les mêmes procédés, les mêmes jeux de visage qu'il emploie ; peu variés, mais excellents.
Visage fin et « distingué », moustache tombante et correcte, traits un peu las mais pleins d'esprit, oeil vif et volontiers rigoleur, petites rides mobiles, sourire habile, voilà à peu près le personnage qui représente pour le public américain le type français par excellence. Et reconnaissons en effet que Menjou, citoyen américain, mais né de parents français, représente très suffisamment, ainsi fait, un visage de chez nous. Certes, on se rend compte assez vite que ce sourire et ce regard, si fins, si pleins de sous-entendus, sont vides et superficiels. Mais, après tout, soyons francs (et restons sur le plan des personnages de comédie) est-ce là manquer beaucoup à la ressemblance? Un autre charme de Menjou, je veux le voir (et c'est une très directe conséquence de son élégance générale) dans l'indifférence et le détachement de ses attitudes. Certes, et spécialement dans Monsieur Albert, Menjou nous est présenté comme follement amoureux ; mais, au fond, nous n'y croyons pas beaucoup, et cela n'a aucune importance. La « vie intérieure » de Menjou ne doit pas nous intéresser, mais seulement son aspect et ses gestes. Aussi l'une de ses ressources les plus heureuses est-elle dans les scènes où, avec beaucoup de soin et d'adresse, il se livre à un travail délicat et précis, un travail « professionnel ». Les scènes dans les cuisines, celles où il passe la revue des garçons, où il place les dîneurs, prend les commandes, sont traitées avec une grande adresse et le comique y apparaît discret, derrière la sûreté même des mouvements. Dans l'Opinion publique, déjà il inspectait les cuisines d'un restaurant, mais à titre de dîneur ; le ton était le même. On retrouve ici peut-être un des talents de Charlie Chaplin, qui est de s'approprier à merveille les gestes de tel ou tel métier ; qu'on se rappelle le découpage du soulier dans la Ruée vers l'or, le démontage du réveil-matin dans l'Usurier, ou le shampooing sur la tête d'ours dans le Machiniste. Ces scènes parodiques sont toujours d'un effet très vif, et c'est justice.
On le voit, Menjou peut se réclamer d'excellentes traditions. Son action sur le public est immédiate, et vient surtout de ce « charme » que les spectateurs vont presque tous chercher au cinéma. Or, il en est du charme comme de bien des choses ; si même on se refuse à le placer très haut dans l'ordre des talents, il faut pourtant le saluer quand il se montre dans sa perfection.
Je signale un des passages les mieux venus du film. Monsieur Albert, domestique de haut style, entretient des relations de bonne sympathie avec les clients, même les plus importants, notamment avec le roi de Lucanie,. Cette amitié du souverain pour le maître d'hôtel, avec ce qu'elle a de cordial et de méprisant à la fois, est fort justement rendue, et nous met aimablement en garde une fois de plus, contre la bienveillance des grands. On tutoie facilement les garçons de café, et ils sont bien obligés de l'accepter. Souhaitons de n'en jamais être là vis-à-vis de personne au monde.
Au fond, c'est la situation sociale de Monsieur Albert qui me gâte un peu le film. La conclusion de l'aventure est certes très morale et très américaine, puisque la fille du milliardaire épousera Albert en lui disant : « Nous aimons les travailleurs, ils sont notre aristocratie à nous. » C'est fort bien. Mais en Europe (sauf peut-être en Suisse) nous n'en sommes pas encore tout à fait à mettre le métier de maître d'hôtel sur le même plan que les autres. Et s'il est vrai que la haute domesticité, avec ce qu'elle a de solennel, d'élégant et, à sa façon, d'aristocratique, exerce sur le public un attrait irrésistible, pourtant et quoi que nous fassions, nous méprisons toujours un peu les domestiques. Je crois que ce sentiment est très fort chez le plus grand nombre d'entre nous.
Mais Menjou tient le rôle dans le même style que ses rôles habituels de prince ou de fêtard élégant, et l'on oublie volontiers à qui l'on a affaire. En sorte qu'on a tout de même là un des meilleurs films de Menjou, et peut-être le meilleur (je ne puis parler que de ceux que j'ai vus).

Les lignes qui précèdent, comme on dit quand on a du style, n'étaient pas plus tôt écrites, que je voyais : Pour une femme, un autre film de Menjou ; c'est un scénario britanniquement sentimental, pas très bien mis en scène, et de photographie médiocre. Pourtant Menjou y est excellent, toujours aussi élégant (d'allure comme de vêtements), avec, à certaines scènes, un jeu plus émouvant que d'habitude. Désabusé, mélancolique, et même désespéré, il sait donc l'être avec assez de force, et sans doute est-ce la faute de ses « auteurs » habituels s'il n'exploite pas davantage ces dons-là.

Pierre Bost, La Revue hebdomadaire, 12 mai 1928.