Je voulais voir le vieux Léautaud qui, depuis quelques jours, est dans tous ses états.
Charles-Henry Hirsch a écrit dans Le Matin un conte, d'ailleurs très amusant, mais qui est d'une méchanceté rare. Léautaud y est représenté au naturel, vivant parmi ses bêtes, chiens et chats.
Maurice Garçon, Journal 1939-1945.

Un écriteau porté par un piquet en deçà de la grille, hors d'atteinte mais lisible, indique: « Défense d'entrer, qui que l'on soit » . C'est un pavillon banal. Le jardin n'existe plus. Les mauvaises herbes y ont dévoré les plantes d'agrément. L'habitation retentit d'abois et de miaulements. On entend parfois, de l'allée publique, une voix d'homme édenté, douce quand elle s'adresse aux animaux, rude, facilement furieuse, si elle a pour destinataire un être humain.



Cette voix émane de M. Batule. On le dirait vêtu de vieux habits de clown. Sa tête, à la chevelure sale et clairsemée, loge, dans un cerveau qui les déforme, un bric-à-brac de citations cyniques, de souvenirs rancis et de propos diffamatoires onze fois sur douze. Il ferme la porte à clé et par une chaîne que boucle un cadenas à lettres. Durant ce soin, il prend congé des chats et des chiens qui lui ont fait cortège. On en compterait une quinzaine des deux espèces, si l'on osait stationner, malgré le regard de jais et de hargne qui incite les curieux à passer leur chemin. Sans doute, la ménagerie est plus nombreuse. Son maître et son protecteur, se rend à la gare. Il en revient, environ les dix-neuf heures. Les bêtes attendaient derrière la grille ce retour qu'elles saluent avec joie. L’arrivant les flatte et les apaise de sa tendresse qui promet aussi un bon repas. Il ouvre cadenas et serrure, entre, les referme, décroche la boite au lait que, du dehors, on avait attachée au bouton de porte du dedans, et, ses jambes frôlées par les félins, la gent canine lui assaillant cuisses, reins et flancs, il gagne la demeure, y pénètre, suscite le jacassement d'une pie et les gambades d'une toute petite guenon criarde qui a ses yeux de jais, à lui, avec son visage ridé comme un raisin sec. Parfois, il ramène à la maison d'asile un nouveau pensionnaire de rencontre.



Le voisinage ne sait rien de M. Batule, sinon comme il se nomme, la régularité de ses déplacements et de ses vacances, une misanthropie qu'on appellerait plus exactement de l'anthropophohie et sa délirante horreur du viol de sa solitude. Un dimanche matin de printemps, si beau que le ciel attirait à lui les cœurs, un malaise le surprit entouré de ses familiers à quatre pattes la guenon sur son épaule droite, la pie sur la gauche perchée. Il dut s'agripper à un barreau de la clôture. Une passante vit son geste, lui proposa de le secourir. L'offre le réconforta ; rétabli sur-le-champ dans son humeur coutumière, il déclina l'aide, par une impitoyable raillerie de la personne qui prétendait lui apporter assistance et manquait de jeunesse.
- Et vous croyez-vous donc être un Adonis ?
- Mais, madame, je ne vous demandais rien !
- Vous ne teniez pas debout, j'ai eu pitié. On ne m'y prendra plus !
- En tout cas, pas moi, céans ni ailleurs.
- Vieux cabotin !
L'ayant ainsi qualifié, la passante (une voisine) conta dans le parage qu'il n'était « à prendre avec des pincettes et « pour la grossièreté », n'avait point son pareil, La médisante ne rencontra que des oreilles friandes de scandales. La plus échauffée de ses auditrices contre le solitaire proclama qu'elle le laisserait « crever » au milieu de ses bêtes. plutôt que de « bouger le petit doigt pour le sauver ».

Depuis des journées, nul n'avait vu M. Batule à la gare, en chemin de l'aller ou du retour, ni chez lui. La laitière reprit ses boites au lait, à la troisième que le client n'avait décrochée du bouton de la porte. La serrure en était close, et le cadenas de la chaîne enroulée aux montants mobiles de la grille. On n'entendait ni l'homme, ni un chien, ni un chat, ni la guenon pas davantage la pie. La bâtisse aux vitres encrassées revêtit aux yeux des gens une figure de mystère. On jasait, à cause du silence. On prévint la mairie et la police. La double réponse fut que l'on aviserait. L'attente accrut l'inquiétude. Une nuit, les abois reprirent. A l'aube, ils redoublèrent. Au jour, on alla se rendre compte. Le spectacle n'expliqua rien. Il étonna : les chiens de M. Batule, le nez entre les barreaux de la grille, donnaient de la voix à qui mieux mieux, les plus agiles montés sur la murette. Un seul, en retrait, occupait la dalle supérieure du perron. On le reconnut pour le plus vigoureux de la meute. Il léchait un os nu, faute d'en pouvoir arracher encore là moindre parcelle de chair. De temps à autre, il interrompait l'office de sa langue pour tenter un broiement qui lui livrerait la moelle. Ses molaires renonçaient bientôt. Il trouvait une consolation ou espérait amollir l'os, en se reprenant à le lécher. Si quelque autre chien s'aventurait sur le premier degré, il grondait sourdement, les pattes sur l'incomestible relief de nourriture la babine retroussée, ses terribles crocs ainsi en évidence et l’œil flamboyant. Quelqu'un remarqua dans les arbres, ramassés sur les branches les chats soustraits à la zootomie par la charité misanthropique de M. Batule. Du pied d'un orme, un bas-rouge bavant d'envie guettait un matou pelotonné au creux d'une fourche de l'arbre.



On requit un agent de police. Il accepta d'alerter son chef. Celui-ci téléphona. La fourrière de Paris envoya une voiture avec son personnel. Les sommations légales adressées en vain, un serrrurier força la serrure et coupa un maillon la chaîne de la porte. On ne l'ouvrit qu'une fois reliée à celle du fourgon par une sorte de canalisation en treillage souple de métal. La meute donna dans ce piège, y compris le bas-rouge et l'isolé du perron qui laissa sur la pierre l'os trop dur dont la forme, la longueur, le volume, firent émettre des hypothèses étranges.

Au nom de la loi encore, l'accès du pavillon fut violé. Dans le vestibule, on découvrit, éparses ici et là, des plumes blanches et des plumes noires. Les pièces du rez-de-chaussée ne révélèrent aux visiteurs qu'une malpropreté sans nom, Au premier étage, ils la rencontrèrent aussi. Dans une chambre meublée d'un bureau, d'un fauteuil, de rayons couverts de livres, d'une vieille horloge au décor d'écaille rouge, sans d'abord comprendre quel horrible festin avait dû suivre le décès par mort subite, ou autre mort naturelle moins expéditive, de l'ami des chats et des chiens -, ils aperçurent sur le mauvais tapis des vêtements en lambeaux, une chemise déchirée, des taches brunes, une chevelure longue, clairsemée, grise, comme scalpée, et dans les coins, des ossements broyés ou d'intacts, avec un crâne aux orbites pleines à demi...

Sur l'horloge, entre son décor et le mur, plusieurs jours après, on trouva, couchée sur un flanc, la petite guenon. Elle avait succombé à la faim, probablement grimpée là-haut pour éviter d'être une proie vivante aux protégés du maître dont elle avait pris plaisir à imiter quelques grimaces.
Charles-Henry Hirsch in Le Matin, 24 mars 1939.