Entre décembre 1932 et mars 1933, sous le titre Parmi les étrangers de Paris, Alexandre Vialatte donne au Figaro 6 articles sur les communautés étrangères de Paris (communauté indienne, orientale, russe). Les deux derniers sont consacrés aux Chinois.
Une écriture se met en place.

C'est dans les restaurants chinois qu'on trouve le public le plus pâle le plus chuchotant et le plus cérémonieux de Paris. A ne considérer que ces visages sans halo, avares de reflets et d'ombres, on se croirait à une fête du clair de lune ; à voir tant de tailles serpentines, de gestes souples et de cous frêles, on prendrait ce public humain pour une guirlande de lianes prête à ondoyer souplement au moindre vent d'une étiquette raffinée. De petits desserts bizarres proposent à l'amateur des noisettes de verre brun, d'étranges fruits d'arbre de Noël dont la pulpe ratatinée gonfle tout à coup sous la langue et qui n'en finissent jamais de changer de saveur quand on les mâche. Un Parisien surpris extrait à côté de moi une sorte d'immense chaussette verte de son potage ; c'est que les Chinois, qui coupent tout en morceau, même leurs condamnés à mort, laissent les épinards entiers au fond de la soupe. Ils semblent inspirés en tout par l'esprit de contradiction. Les dames sont grandes et blondes, ils cherchent l'exotisme. A peine, de loin en loin, une jeune fille toute menus, vêtue de noir comme une fourmi, qui baisse des paupières citronnées sur de beaux yeux d'estampes chinoises.
- Qui sont ces messieurs si bien mis, si vernis, si laqués, si lisses ?
- Le docteur Sc, me répond mon ami, un jeune Chinois lettré à lunettes d'écaille, M. Si, M. Li, M. Tchi, M. Tching, M. Tchang.
Ils portent tous des petits noms grêles comme un éternuement qu'on étouffe du mouchoir. Quand ils le disent tout entier ça se déplie comme une papillote et ça résonne comme les baguettes à manger le riz avec un petit bruit de xylophone.
- Tous des docteurs ?
- Tous des lettrés, des étudiants.
- Et ces messieurs là-bas, si distingués, si pâles ?
Le garçon me répond dans un souffle :
- Ce sont des Philippins, des professeurs de yo-yo...
- Professeurs de... ?
- De yo-yo, parfaitement.
Et il fait le geste.
- Acclimatés ?
- Ce n'est pas nécessaire me répond en souriant le docteur Lieu. Les Chinois sont de vrais Français. Ils sont brouillons, littéraires, fonctionnaires, et refusent croire en Dieu, comme Stendhal. Ils aiment la grammaire et l'amour ; ils sont voluptueux et sages. Ils font jouer des pièces de théâtre à Bruxelles, ils écrivent des livres français ; quant à ces dames, si effacées que vous voyez manger le riz du bout de leurs baguettes noires, elles rédigent des thèses très compliquées et très savantes sur l'attitude d'André Gide.
On m'assure que ces étudiants sont doux, polis et amoureux, beaucoup mieux vus que les Japonais, peuple plus rude, et font circuler sous le manteau de petits journaux politiques à tirage limité. Aucun théâtre, aucune église ; les étudiants nationalistes se retrouvent parfois dans une maison du Boulevard Saint-Michel. Mais leur travail les absorbe beaucoup, car ils doivent apprendre en peu de temps jusqu'à la langue des conférences qu'ils vont suivre. Quelques mariages, mais surtout des liaisons ; c'est le peuple qui se marie, les blanchisseurs, les ouvriers de Billancourt, « les hommes du pays de Pa ». Le garçon de mon restaurant a épousé une Parisienne, sa femme parle chinois, mais il s'agit d'une exception ; ces dames, en général, restent assez Françaises. Nous irons les voir un autre jour. Ici, c'est le clan des érudits, l'île des lettrés ; ce sont «des chevaux qui font mille li en un jour » et donnent rarement « le miroir de jade ».
La dame du vestiaire, avisant sous mon bras une biographie allemande surmontée du portrait de Karl Marx,me déclare confidentiellement :
- Karl Marx ?... Quelqu'un m'en a parlé. C'est très bien écrit, vous savez... Nous recevons aussi M. Grasset. En ce moment, il est en vacances.
Voilà ce que c'est que de fréquenter des gens savants ! On devient semblable à « Lo, le dragon des lettrés, et à Siun, la cigogne qui chante ».

Les deux mille Chinois de Paris ne sont pas tous des étudiants qui mangent du porc aux fleurs jaunes, du poulet aux amandes ou des germes de sajou dans des restaurants distingués. Il existe dans des rues sombres des boutiques ténébreuses à enseignes chinoises où vit un peuple prolifique, malicieux et trotte-menu qui fait songer à la souris, si furtif et si anonyme que rien ne pourra l'écraser, ni révolution ni voiture. Ces gens de peu de bruit, ornés de lunettes d'écaillé, repassent méticuleusement des chemises et des faux-cols autour, d'un petit fourneau à gaz et mènent entre eux la vie de famille la plus touchante. Des parents tendres, des enfants immensément respectueux s'éternuent dans le nez de petites phrases d'affection qui font le bruit sec de deux tibias qu'on entrechoque. Le fils galope dans la rue avec vingt autres polissons du frivole Occident. Ces jeux ont l'air au-dessous de son âge car il a une tête ravissante de vieux philosophe mandchou.
- Comment t'appelles-tu ?
- Wang-Liou.
-Tu parles bien français ? Tu as de bonnes places à l'école ?
Il prend ma pièce de monnaie et me répond, de sa petite bouche en pétale de géranium, sous ses deux gros yeux plus grands qu'elle, ovales et noirs comme la réglisse.
Et vous, comment vous vous appelez?... Et savez-vous parler chinois?... Vous avez de bonnes notes à l'école?...
Nul doute, c'est un acclimaté.
L'instituteur chinois de l'école de Billancourt surveille, près d'un fourneau, à gaz, je ne sais quelle expérience chimique; le fourneau à gaz fait partie des magies du peuple chinois. L'instituteur est pétri de courtoisie, de science et d'affabilité. Il songe à rénover le théâtre chinois, embourbé, parait-il, dans la plus crasse routine, se moque poliment des anciennes coutumes et parle en esprit affranchi. Je vois écrire, par la porte vitrée, des petits garçons franco-chinois qui sont bien la plus jolie race imaginable avec leurs yeux de souris et leurs cheveux trop plats. Un gros à face mongole a des boucles d'oreilles comme un bisaïeul auvergnat ; un autre réalise avec une grâce charmante ce tour de force qui consiste à être un petit Chinois blond.
- Intelligents ?
- Très intelligents. Ce sont les fils des ouvriers de Billancourt, restes des 800.000 Chinois qu'on fit venir pendant la guerre. Beaucoup de ces ouvriers épousent des Françaises. On enseigne le chinois aux petits pour qu'ils puissent se débrouiller si leur père les ramène en Chine. Il existe d'ailleurs en France un gros mouvement intellectuel franco-chinois dont le centre le plus important est à Lyon et qui a une existence extrêmement active. Cette école lui doit la vie. Les Chinois de Billancourt sont des gens sans tapage, doux et polis, suprêmement effacés. Ils épousent des femmes plantureuses et leurs beaux-parents les adoptent après quelques difficultés. Mais ils partent souvent, repris de nostalgie.
J'ai mangé le riz avec leurs veuves à la cantine, et ces éponges de pain mal cuit qui ressemblent aux «dampfnudeln» des Allemands. Les délaissées parlent presque toujours du fugitif à son honneur. L'instituteur, personnage officiel, nie les fumeries d'opium qui sont d'ailleurs très rares. On me présente une belle brune qui a la réputation d'être l'épouse la plus choyée de Billancourt. Tout le monde le sait, tout le monde l'envie, et tout le monde l'en félicite. Elle porte son bonheur avec simplicité, sans orgueil ni fausse modestie, comme un tablier Ie dimanche.
J'ai cherché les Chinois le jour de leur fête officielle. Je ne les ai trouvés nulle part. Ils n'ont pas fait de cérémonie. Ils sont en deuil de la Mandchourie.
Le temps est loin où les Chinois de France ne se trouvaient qu'au bord des voies de chemin de fer, démesurément doux et dignes, une serviette de toilette sur le bras et surmontés d'un parapluie. Ils ne savaient mettre alors ni cravate ni faux-col, et le costume occidental avait l'air sur leur dos d'un travesti rustique pour une fête costumée. Je suis allé voir des commerçants. Ce sont des messieurs extrêmement chics dont les manchettes et la syntaxe rivalisent de pureté. Je n'ai jamais rencontré de gens qui se passent du surnaturel avec plus de facilité, qui croient davantage à la science, au progrès et aux choses modernes. L'un d'eux m'affirme avec satisfaction qu'autrefois la vie ne coûtait rien en Chine, que presque tout le monde avait son petit champ et que le reste mendiait lucrativement, que maintenant tout est très cher, que l'industrie fait des ravages et pose des problèmes insolubles, en un mot que le progrès sévit activement. Ils en sont fiers. Un malheur orgueilleux leur cause plus de joie que l'ignorance. Ils ont goûté du fruit de l'arbre de la science. Ils déclarent avec plaisir qu'il est amer.
Effet d'optique quand je remonte dans le tramway je vois des messieurs barbus, des moustaches, des nez rouges, tous les attributs de la race «blanche»; nous vivons sur un préjugé : les Européens ne sont pas blancs; ils sont briques, mauves ou lilas ; ils sont couverts de furoncles, de poils, de verrues, de protubérances; il faut les connaître rudement bien pour les distinguer sans erreur.

Alexandre Vialatte in Le Figaro, 10 janvier 1933 et 5 mars 1933.