Les trois nefs ont laissé la barre de Saltes, devant Huelva, le vendredi 3 août 1492, à huit heures, poussées vers le sud par une forte brise. Nous savons tout.. Elles vont à la rencontre des épices et de l'or, à la découverte de cette île d'Antilia, qui était déjà mystérieusement portée sur la carte. Comme un oiseau qui cherche la plus haute branche d'où s'élancer, elles s'arrêtent aux Canaries, pour quitter le port de la Gomera le jeudi 6 septembre. A l'escale, il a fallu réparer le gouvernail de la Pinta. Le surlendemain, quand les caravelles prennent le rumb de l'ouest, la mer leur vient par la proue.

Solitude, désert des eaux. Une épave qui flotte, le mardi 11 septembre, un mât de hune. Le jeudi 13, première observation de la variation magnétique « Au commencement de la nuit, les boussoles nord-ouestaient, et le lendemain au point du jour elles nord-ouestaient encore un peu. » Quarante-huit heures après, à quatre ou cinq lieues des navires, glisse dans le ciel étoile « une merveilleuse branche de feu ». On ignore s'ils attendaient des prodiges aux approches de la terre ferme. Ils virent seulement des oiseaux.

Dimanche 16 septembre « L'amiral dit ici que ce jour-là... » Nous suivons le journal même de Colomb, qui a été perdu, mais que Las Casas et l'un des fils de Colomb ont résumé et cité. Si bien que nous entendons les paroles de sa bouche : « L'amiral dit ici que ce jour-là et tous les suivants l'air fut extrêmement doux, qu'on éprouvait un vrai plaisir à jouir de la beauté de matinées, et qu'il n'y manquait que le chant des rossignols. » Sur la mer flottent plusieurs poignées d'une herbe fraîche, qui n'a pas été détachée de la terre depuis longtemps. Déjà, ceux de la Nina ont aperçu une hirondelle de mer et un paille-en-queue.

Ils n'ont pas vu l'autre terre se lever tout d'un coup à l'horizon. Ils ont senti qu'ils passaient entre des terres invisibles, venues un peu pius tôt qu'il n'était prévu, et qui ne pouvaient pas être les Indes. « Le temps est bon, disait l'amiral. S'il plaît à Dieu, tout se verra au retour. »

Le 17 septembre. Beaucoup d'herbe de roche ; les aiguilles nord-ouestaient d'un grand quart dans les herbes, une écrevisse beaucoup de tonines, et les gens de la Nina en ont tué une ; un autre paille-en-queue, le second, « oiseau blanc qui ne dort pas en mer ». Chacune des caravelles cherche à gagner les autres de vitesse.

Le mardi 18 septembre, la mer est aussi calme que ,« le fleuve de Séville ». La Pinta s'élance parce qu'elle a vu une multitude d'oiseaux. Le lendemain mercredi, un fou. Le jeudi 20, deux fous, un troisième, beaucoup d'herbe. On attrape à la main un garjao. « Tant d'herbe que la mer s'en trouve prise comme par la glace. » Encore un fou.

Tant de « signes de terre », tant de promesses non tenues à l'instant. Et ce vent toujours favorable ? Ils imaginent qu'ils ne pourront jamais revenir en Espagne, qu'ils ne trouveront plus jamais le vent du retour, qu'ils sont condamnés à errer sans fin. Colomb en arrive à se réjouir lorsque par hasard - deux fois - la mer est grosse et le vent contraire. Dimanche 23 septembre, une tourterelle, un fou, un oiseau de rivière (un pajarito de rio) et d'autres oiseaux blancs. Les herbes contiennent quantité d'écrevisses. Le lundi, encore un fou et une foule de damiers. Un méchant mousse en abat un d'un coup de pierre, un oiseau de l'autre monde, qui ressemble à ceux de son pays. Et le lendemain Martin Alonzo Pinzon, capitaine de la Pinta, est monté sur sa poupe», il a appelé Colomb, lequel s'est mis à à genoux, tandis que l'équipage de la « Peinte » entonnait le Gloria. Ceux de la Santa-Maria et de la Nina sont-ils jaloux ? Il ne paraît pas qu'ils aient chanté. Mais on dut reconnaître le lendemain que « ce que l'on avait supposé être la terre n'était que le ciel ».

Les signes ne cessent plus. On voit un cruel oiseau qui s'appelle frégate, qui fait rejeter aux fous ce qu'ils ont mangé, pour se nourrir lui-même sans peine. L'air est toujours doux et délicieux, sabroso. L'amiral répète qu'il manque seulement le chant du rossignol. Les paille-en-queue, les fous, les damiers, ont pris les caravelles pour perchoirs. C'est au tour de la Nina de se tromper. Le dimanche 7 octobre, elle arbore son pavillon de hune et fait une vaine décharge. Mais le 9, il n'y a plus personne qui veuille encore, douter. Toute la nuit ils entendirent passer les oiseaux. Toda la noche oyer pasar pajaros.

Un roseau et une branche, sur la mer, puis une autre branche, avec la trace du couteau, et une herbe de terre, et une planchette. Ceux de la Nina aperçoivent même sur les eaux des roses un rameau d'églantier.

Bien que les trois caravelles soient réunies par ordre au lever et au coucher du soleil, la Pinta, qui est bonne voilière, prend toujours les devants. La Nina, c'est-à-dire la Fillette ou la Jeune Fille, la serre de près, et la Sainte-Marie, qui porte l'amiral, est toujours la dernière, soit par lenteur naturelle soit par dignité. C'est donc la « Peinte » qui aura le bonheur de faire les signaux : hallo tierra y hizo las senas. Ils étaient à Guanahani, que Colomb nomme San Salvador. Il était deux heures du matin, dans la nuit du jeudi au vendredi 12 octobre 1492. On sait jusqu'au nom de la vigie qui jeta le premier cri. Il s'appelait Rodrigue de Triana, du faubourg de Séville.

Ils allèrent d'une île à l'autre sur une mer souvent si transparente qu'ils voyaient les fonds. Ils admiraient des terres boisées de pins, de chênes, de palmiers, de mirobolants, et d'une foule d'espèces inconnues.

Les indigènes connaissaient le feu et le pain. S'ils préféraient aller tout nus, ils savaient pourtant tisser le coton. Ils avaient peu de barbe, n'étaient pas si noirs que les Africains. Ils lançaient et conduisaient à la rame libre des canots d'écorce, quelquefois couverts, « comme les gondoles de Venise », d'une hutte en feuilles bien jointes. S'ils n'étaient pas les seigneurs cousus d'or que Colomb avait espérés, ils paraissaient du moins assez doux.

Lorsque l'on parvint à comprendre leurs pensées, l'on trouva qu'ils avaient leur Genèse, leur Déluge, presque leur Paradis terrestre. « Ils croient, dira plus tard le frère Roman, cité par Fernand Colomb, un Dieu immortel, invisible, sans commencement, né pourtant d'une mère. » Ils expliquaient la naissance des eaux par une fable naïve, compliquée à perte de vue, comme ces mythes noirs que l'on nous révèle aujourd'hui...

Les prétendus Indiens, que l'imagination de Colomb avaient logés non loin de la Chine astucieuse, étaient en réalité des sauvages, des primitifs. Cependant ils fumaient. Ils disposaient d'un plaisir nouveau. Un don du ciel leur avait réservé le tabac.

Oui, c'était le cigare qu'ils fumaient.

***

Dans le journal de Colomb, la première mention du tabac est vague et allusive. Il ne sait à quoi sert cette herbe dont il parle et ne s'en inquiète pas ; mais que serait-elle, sinon tabac ?

Les caravelles étaient en mer entre l'île de Sainte-Marie, et une autre plus grande, que Colomb nommera Fernandine, lorsqu'elles rencontrent un indigène qui voyageait seul dans une pirogue. Il emportait un peu de son pain, une gourde remplie d'eau, une motte de terre rouge et quelques feuilles sèches, unas yerbas secas, - « qui doivent être une chose fort estimée parmi eux puisqu'ils m'en avaient apporté en présent à San Salvador. » La relation de Fernand Colomb, dont on vérifie l'authenticité par sa perpétuelle ressemblance avec les résumés de Las Casas, que l'auteur ignorait, raconte presque dans les mêmes termes le même épisode. Du pain, une calebasse d'eau, une forte terre au cinabre, pour se peindre le corps, plus « quelques feuilles sèches et odoriférantes fort estimées dans le pays ». Odoriférantes. Imagine-t-on un fumeur qui partirait en oubliant son tabac ?

Arrivé à Cuba, l'amiral eut l'idée d'envoyer dans les terres une ambassade, composée de deux blancs et de deux indigènes. L'un de ces derniers était venu de Guanahani dans les caravelles, l'autre était cubain, pris dans le hameau du rivage. Quant aux deux blancs, ils s'appelaient Rodrigue de Xérès - encore un Andalou - et Louis de Torrès ; ce dernier, juif converti qui savait l'hébreu, le chaldéen, l'arabe. Retenez ces deux noms. Les premiers, Rodrigue de Xérès et Louis de Torres, qui devaient voir la fumée du havane s'élever dans l'espace devant le visage heureux des humains.

Ils contèrent à leur retour comment ils étaient arrivés à une cité de cinquante maisons, et comment ils avaient été accueillis solennellement, fêtés, caressés, portés à bras, désignés par gestes comme des envoyés du ciel. On leur avait donné des sièges, cependant que les Indiens restaient assis par terre, disons en contemplation. Puis les hommes étaient sortis, les femmes étaient entrées et leur avaient baisé les pieds et !es mains. Plus curieuses, elles avaient voulu les tâter avec grand soin, doutant qu'ils fussent de chair et d'os. Les deux ambassadeurs auraient pu ramener avec eux des centaine d'indigènes. Ils avaient conduit celui-là qui était des principaux, avec son fils et un homme à lui. Ils avaient enfin à signaler qu'ils avaient vu, tant à l'aller qu'au retour, beaucoup de gens, et des femmes aussi bien que des hommes, marcher à travers pays, ayant à la main un tison et les herbes dont ils avaient l'habitude de goûter le parfum.

Le résumé de Las Casas n'en dit pas plus. Comme si l'acte insolite avait échappé à la description minutieuse à la fois par son étrangeté et par son insignifiance. Fernand Colomb ajoute seulement que le tison était allumé. Mais le même Las Casas, dans son Histoire des Indes, quand la suite des événements a éclairé les choses : « Hallaron estos dos Cristianos por el camino - Les deux chrétiens trouvèrent sur leur route - mucha gente que atravenaban à sus pueblos, mujeres y hombres - beaucoup de gens qui traversaient les villages, hommes et femmes : - siempre los hombres con uji tizon en la mano - les hommes ayant toujours un tison à la main - y ciertas yerbas para tomar sus sahumerios- et certaines herbes pour se régaler de leurs parfums - que son unas yerbas secas melidas en une cierta hoja seca tambien- qui sont certaines herbes sèches mises dans une autre feuille, sèche aussi - a manera de mosqueto... -de la forme de ces mousquetons que font les enfants le jour de la Pentecôte. »

C'est bel et bien le cigare. Et en voici le plaisir : « Encendido por una parte... allumé par un bout, on le suce de l'autre, en aspirant et en avalant la fumée. »

Les Indiens de Cuba en avaient « la chair contente et l'esprit presque enivré. »

Ainsi parle l'histoire. En 1492, les Espagnols ont découvert les Antilles, c'està-dire l'Amérique, et le tabac, ou, pour mieux dire, le cigare. Tout ce que vous pourrez lire de différent est mensonge, illusion, erreur, préjugé.

Eugène Marsan in Le Figaro, Supplément littéraire du dimanche, 9 février 1929.