Le 9 mars 1888, Vincent Van Gogh, qui se trouve à Arles où il s'est installé depuis le mois de février, écrit à son frère Théo :

Je viens de lire Tartarin sur les Alpes qui m’a énormément amusé.

Tout laisse à penser que Vincent avait lu, peu de temps auparavant, le premier ouvrage de la série - Aventures prodigieuses de Tartarin de Tarascon - et qu'il éprouva une sorte de sympathie pour le héros de Daudet auquel il associait, du moins dans un premier temps, un certain art de vivre.

Le spleen n’est pas dans l’air d’ici. Actuellement je me tiens encore très coit et très tranquille puisque je dois d’abord guérir un dérangement d’estomac dont je suis l’heureux propriétaire mais après il faudra faire beaucoup de bruit car j’y aspire à partager la gloire de l’immortel Tartarin de Tarascon. (lettre à Émile Bernard du 19 avril)

Très vite les choses changent mais la référence à Daudet demeure.

Je ne retrouve pas ici la gaieté méridionale dont Daudet parle tant, au contraire une mignardise fade, une nonchalance sordide mais n’empêche que le pays est beau.(lettre à Théo du 23 juin 1888).

Son amour pour Tartarin ne faiblit pas. En aout, il conseille à sa sœur après lui avoir dit que les paysages lui semblait de plus en plus beaux de lire les deux ouvrages qu'il tient pour les meilleurs écrits par Daudet.

J’ai fini l’immortel de Daudet.(...) Maintenant décidément j’aime moins, bien moins l’immortel que Tartarin. Tu sais il me semble que l’immortel est pas aussi beau comme couleur que Tartarin car cela me fait penser avec ces tas d’observations subtiles et justes aux désolants tableaux de Jean Béraud, si secs, si froids. Or Tartarin est si réellement grand – d’une grandeur de chef d'œuvre ainsi que l’est Candide.(lettre à Théo du 3 septembre 1888).

Tartarin apparaît de plus en plus comme le livre auquel Van Gogh se réfère au point de servir de modèle à sa peinture.

Dans mon tableau du café de nuit j’ai cherché à exprimer que le café est un endroit où l’on peut se ruiner, devenir fou, commettre des crimes. Enfin j’ai cherché par des contrastes de rose tendre et de rouge sang et lie de vin. De doux vert Louis XV et Veronèse contrastant avec les verts jaunes et les verts bleus durs.
Tout cela dans une atmosphère de fournaise infernale de Souffre pâle.
Exprimer comme la puissance des ténèbres d’un assommoir.
Et toutefois sous une apparence de gaité japonaise et la bonhomie du Tartarin.

Sous la bonhomie, la puissance des ténèbres.
En 1884, Alphonse Daudet apprend qu'il est atteint, suite à une syphilis contractée dans sa jeunesse, d'une maladie de la moelle épinière. Pendant dix ans, jusqu'en 1895 (il meurt en 1897), il tient le registre de ses souffrance sous forme de brèves annotations. Le livre posthume s'appellera La Doulou.

Ce que j'ai souffert hier soir – le talon et les côtes! La torture... pas de mots pour rendre ça, il faut des cris.

En 1885 paraît Tartarin sur les Alpes : sous la gaieté, la Douleur.
Octobre 88, Van Gogh revient à la charge auprès de Théo.

Mais l’automne continue encore à être d’un beau! quel drôle de pays que cette patrie de Tartarin. Oui je suis content de mon sort; c’est pas un pays superbe et sublime, ce n’est que du Daumier bien vivant. As tu deja relu les Tartarin, ah ne l’oublie pas!

Malentendu. Alors que l'un demande s'il a relu, l'autre lui répond.

Dans ces derniers temps j’ai lu le Tartarin de Tarascon que je trouve bien beau et le Nabab que j’aime beaucoup moins. Je vais lire aussi l’autre Tartarin.

A quoi Vincent répond.

Cela me fait plaisir que tu aies relu Tartarin.

Le 23 octobre 1888, Van Gogh a été rejoint par Gauguin. La veille de Noël, suite à une violente dispute, Gauguin quitte la maison pour aller dormir à l'hôtel. Le lendemain il apprend que Vincent s'est coupé l'oreille, prévient Théo qui se rendra aussitôt au chevet de son frère et part à Paris.
Van Gogh n'a pas apprécié l'initiative de Gauguin qui a entrainé déplacement et dépenses pour Théo. Le 4 janvier, il écrit à son frère.

Je suis, mon cher frère, si navré de ton voyage, j’eusse désiré que cela t’eût été épargné car en somme aucun mal ne m’est arrivé et il n’y avait pas de quoi te déranger.

A la même date, dans une lettre à Gauguin.

Dites.– le voyage de mon frère Theo était-il donc bien nécessaire – mon ami?

Mais qui est ce Gauguin dont il juge le comportement absurde ?

Ecoutez je n’insiste pas davantage sur l’absurdité de cette démarche. Supposons que moi j’etais tout ce qu’on voudra d’égaré, pourquoi alors l’illustre copain n’etait il pas plus calme............... Je n’insisterai pas davantage sur ce point. (lettre à Théo du 4 janvier 1889).

La réponse se trouve dans Tartarin sur les Alpes.

Je prends peut être toutes ces choses trop à cœur et j’en ai peut être trop de tristesse.– Gauguin a-t-il jamais lu Tartarin sur les Alpes et se souvient-il de l’illustre copain Tarasconais de Tartarin qui avait un telle imagination qu’il avait du coup imaginé toute une Suisse imaginaire?
Se souvient-il du nœud dans une corde retrouvé en haut des Alpes après la chute.
Et toi qui désire savoir comment étaient les choses, as tu déjà lu le Tartarin tout entier.
Cela t’apprendrait passablement à reconnaître Gauguin.
C’est très sérieusement que je t’engage à revoir ce passage dans le livre de Daudet.(idem)

L'illustre copain Tarasconnais, c'est Bompard qui déclare à Tartarin que la Suisse n'est qu'un décor de théâtre destiné à attirer les gogos.

- Avancez un peu dans le pays, vous ne trouverez pas un coin qui ne soit truqué, machiné comme les dessous de l’Opéra.
- Pas moins, les crevasses, mon bon, ces horribles crevasses... Si vous tombez dedans ?
- Vous tombez sur la neige, monsieur Tartarin, et vous ne vous faites pas de mal ; il y a toujours en bas, au fond, un portier, un chasseur, quelqu’un qui vous relève, vous brosse, vous secoue et gracieusement s’informe : « Monsieur n’a pas de bagages.

Pour Van Gogh, Gauguin est une espèce de Bompard, un homme à l'imagination du midi.
Puis vient l'heure de vérité. Bompard avouera qu'il a menti. Et malgré cela, les deux hommes décident de faire l'ascension du Mont-Blanc. Ils s'encordent, la tempête se lève.

Ils échangèrent ces recommandations sans se voir, séparés par une arête derrière laquelle Tartarin a disparu, avançant l’un pour monter, l’autre pour descendre, avec lenteur et terreur. Ils ne se parlent même plus, concentrant toutes leurs forces vives, crainte d’un faux pas, d’une glissade. Tout à coup, comme il n’est plus qu’à un mètre de la crête, Bompard entend un cri terrible de son compagnon, en même temps qu’il sent la corde se tendre d’une violente et désordonnée secousse... Il veut résister, se cramponner pour retenir son compagnon sur l’abîme. Mais la corde était vieille, sans doute, car elle se rompt brusquement sous l’effort.

Bompard est retrouvé sauf, on retrouve la corde. Mais cette corde, chose singulière, était coupée aux deux bouts comme avec un instrument tranchant ; les journaux de Chambéry en donnèrent un fac-similé.
Les deux hommes ont au même moment coupé la corde.
Van Gogh trouve-t-il que Gauguin à dans cette affaire d'oreille coupée a fait preuve de trop d'imagination, le rend-il responsable de la séparation ou plutôt se sent-il coresponsable de la rupture ? Croit-il que le nœud qui d'ailleurs n'est pas mentionné dans le texte, il s'agit d'une illustration représentant le fameux fac-similé, croit-il que le nœud pourra se renouer ? On peut le croire puisqu'il engage son frère à lire le roman en son entier (Tartarin est vivant, il finira par retrouver Bompard et tous ses amis de Tarascon).
Un peu plus d'un an après, Van Gogh se suicidera sans avoir revu Gauguin.
La douleur aura été plus forte.
Dans La Doulou, Daudet écrivait.

Une ombre à côté de moi rassure ma marche, de même que je marche mieux près de quelqu'un.

C'est cette ombre qui aura manqué à Vincent.