Il y a quelques années, avant la guerre, j’ai fait un voyage. Je suis allé vivre, pendant cinq mois, dans le midi de la France. Et, à mon retour, mes amis m’ont dit: « Fais-nous part de tes impressions. »

Cette habitude de demander aux gens qui viennent de loin des « impressions de voyage » est tout à fait déplorable. On oblige les collégiens à faire chaque mois une composition sur un sujet donné. Ça les habitue à dire en trois pages ce qu’un homme inculte dirait en trois mots. Il faut bien les préparer à écrire dans les journaux. Mais on devrait laisser tranquilles les adultes.

J’ai répondu à mes amis : « Là-bas, la vie est la même qu’ici. » Ils se sont exclamés : «Voyons ! Tu n’as rien vu ? » Pour qu’ils ne me jugent pas trop sévèrement, j’ai fini par retrouver quelques images dans ma mémoire. À Marseille, j’ai visité un transatlantique immense qui devait bientôt partir pour la Chine. Ah ! qu’il était luxueux le salon des Premières ! Dans une autre partie du bâtiment, j’ai vu avec étonnement des vaches, des moutons et des poules ; et j’ai subodoré des cochons. Ces animaux confiants seront assassinés pendant la traversée, assimilés par les voyageurs et incorporés ainsi à l’ humanité. Il y avait aussi un trou très profond dans lequel descendaient, au bout d’une chaîne, de grosses caisses que je ne devais plus jamais revoir.

Après avoir échangé quelques paroles avec des Marseillais, j’ai songé : «Ces gaillards doivent être heureux. On dirait qu’ils n’ont pas la notion du Bien et du Mal. » Mais, quand je pense à la grande ville, je me rappelle surtout, avec émotion, la bouillabaisse et un certain « loup sur le gril » que j’ai mangé chez Pascal. Car le loup n’est pas toujours ce qu’un vain peuple pense.

Dans le midi de la France, j’ai vu aussi, le premier avril, les fleurs roses de l’amandier ; et, plus tard, je me suis promené sur les routes, dans l’odeur du thym, de la sauge et de la marjolaine. Quant aux oliviers, tristes vieillards rabougris, ils ne sont pas comparables à nos beaux arbres. Il y a aussi, tout près de Marseille, seconde ville de France, de vastes régions sauvages et désertes. Enfin, je me rappelle des villages où les maisons habitées ne sont pas plus nombreuses que celles qui se sont complètement effondrées. Nul ne songe à enlever ces décombres qui sont peut-être là depuis un siècle.

J’oubliais quelque chose : j’ai vu la Méditerranée, les méduses, les oursins, les étoiles de mer et ces beaux poulpes bruns qui deviennent instantanément « d'un blanc sale » quand on leur plante un couteau entre les deux yeux. C’est l’émotion.

Voilà tout ce que j’ai vu dans le midi de la France. Quant à mes autres « impressions de voyage » , elles sont les mêmes que si j’étais allé à Melbourne, à Milan ou dans le nord de l’Écosse.

D’abord, dans toutes les grandes gares, j’ai peur de perdre ma femme, ma fille ou ma valise. Et je me tâte souvent pour savoir si mon porte-monnaie est encore dans ma poche. Je suis toujours très sensible à l’accueil qu’on me fait dans l’hôtel où je descends. Si la femme de chambre qui doit me servir a une tête antipathique, j’ai envie de m’en aller. Quant aux cathédrales que je visite, elles sont toutes les mêmes : ce sont toujours les mêmes vitraux, la même lumière et le même silence. Et comme c’est haut de plafond ! Dans les cathédrales, je me sens tout petit. Dans tous les locaux où nous entrerons, notre état d’esprit dépendra de la hauteur du plafond. Et, par exemple, j’éprouve toujours un léger malaise quand je me souviens de cette célèbre salle à manger «qui était si basse qu’on ne pouvait manger que de la sole ». Je demande régulièrement au concierge de la cathédrale : « De quel siècle est-elle ? » Mais, en somme, cela m’est absolument égal.

Quand j’ai visité pendant deux heures des musées ou des monuments célèbres, j’éprouve le besoin d’aller prendre quelque chose dans un tea-room ou dans un café. Et ce serait le même désir à Milan, à Melbourne et à Zurich. La poule mange tout le temps. Le boa qui a avalé un buffle (auquel il a préalablement donné la forme d’un boa afin que l’emboatement se fasse mieux) peut consacrer ensuite toutes ses heures, pendant six semaines, aux choses de l’esprit. Moi, je dois manger toutes les deux heures, à Chicago comme à Marseille. Assis à la terrasse de mon café, je me dis : « Les monuments vont me laisser tranquille un moment. » Et je me mets à regarder les passants. Invariablement, j’ai cette pensée: « Comme ils sont nombreux, les hommes auxquels je ne pense jamais et pour qui je n’existe pas. » Et dire qu’il y a encore, là-bas, quatre cents millions de Chinois ! Quelle famille !

Des farceurs prétendent que, dans le Midi, le ciel n’est pas le même qu’à Lausanne. Moi, j ’ai retrouvé partout le vieil azur et les bons gros nuages blancs «de chez nous ». Partout, j’ai eu l’ occasion de me dire: «Que les soleils sont beaux dans les chaudes soirées ! Que l’espace est profond ! Que le cœur est puissant ! »

Un paysage est un état d’âme. Or, depuis des années, j’espère vainement qu’un matin, après avoir bien dormi, je me réveillerai avec une âme toute neuve. Mais mon âme ne se renouvelle pas. Je retrouve donc partout les mêmes paysages ; et, d’où que je revienne, je rapporterai les mêmes « impressions de voyage ».

Henri Roorda, La Tribune de Lausanne, 24 août 1919.