Ruines circulaires

Le Zèbre est peut-être de tous les animaux quadrupèdes le mieux fait et le plus élégamment vêtu.

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jeudi 19 juillet 2007

Critique expresse (2)


Recevant de temps à autre des visiteurs en provenance du site de la Cinémathèque Française, je me permets de dire que ce que j'ai vu de mieux au cours de ces six derniers mois, c'est ceci :


Ytu (2007) - Leiloune.

Mais il est vrai, comme chacun le sait, qu'il est quasiment impossible de rater un film de sous-marin - envoyez les contre-mesures... bib... bip... contre-mesures envoyées -, de procès - objection votre honneur -, ou de jeune fille sur une plage.
Question de dispositif, comme on dit dans les revues savantes.

(J'ai vu ça (1) aussi, mais c'est un copain. On n'est pas aux Inrocks tout de même).

(1) Que l'on conseille de voir en premier - and listen for your heart... -, puis le film de plage ensuite.

mardi 17 juillet 2007

Critique expresse


Un oeil de verre et une mémoire de bromure d'argent donnèrent à l'artiste la possibilité de recréer le monde à partir de ce qu'il est.
Michel Mourlet, Sur un art ignoré, La Table Ronde, 1965.
24 (saison 5), dont on m'avait assuré qu'elle était la meilleure, c'est quand même filmé comme n'importe quelle sitcom, c'est à dire aussi mal, avec des explosions en lieu et place des peines de coeur de chacun.


3h10 for Yuma - Delmer Daves (via).

Le cinéma est, comme la danse, un art qui modèle l'espace.


Jackie Brown - Quentin Tarantino - Across 110th Street - Bobby Womack.

Pam Grier. Déplacement, vitesse (changement de vitesse) ; la fiction peut embrayer.
J'appellerai mise-en-scène, activité réceptible par le spectateur et dotée de divers « pouvoirs », l'essence
du « texte sans langage », du « texte-spectacle » cinématographique.

Gérard Legrand, Cinémanie, Stock, 1979.

dimanche 15 juillet 2007

A la recherche...

Longtemps, je me suis fait l'idée que « elle bat le beurre », que l'on retrouve dans l'expression « et ta soeur ! elle bat le beurre » avait une connotation sexuelle : qu'il fallait y voir une allusion à la masturbation féminine. Je n'en connaissais pas d'autres occurences. Il me semblait donc, de façon intuitive puisque rien n'était jamais venu corroborer cette idée, que par une sorte de glissement métonymique on pouvait dériver de soeur à femme ; de femme à sexe féminin ; de sexe féminin à motte ; de motte à beurre ; de battre le beurre à branler. J'étais rempli de certitudes. Aussi quelle ne fut pas ma surprise, hier soir vers 11h, de lire, dans La colère de Maigret (G. Simenon - 1962), ceci : « Au fond, s'il (Maigret) était de si mauvaise humeur, c'est qu'il avait l'impression de battre un beurre par sa faute ». Un monde s'écroulait, Maigret pouvait battre un beurre (le passage de l'article défini à l'article indéfini est d'ailleurs assez curieux). Malgré l'heure tardive une recherche s'imposait. Rien dans le Robert (1960), dans le Littré. L'expression était inconnue du Trésor de la langue française.J'eu plus de chance avec l'article beurre de Wikipédia : « Battre le beurre : perdre les pédales, perdre tous ses moyens ». Le plus précis fut Le Petit Larousse : « Belgique, Fam. Battre le beurre : s'embrouiller. » Il s'agissait, dans le cas présent, d'un belgicisme (1) dont je ne sais s'ils sont fréquents dans l'oeuvre de Simenon. Maigret est en colère, il s'en veut d'avoir laissé échapper l'indice qui l'aurait amené vers la solution ; au lieu de quoi il a emprunté des chemins tortueux dans lesquels il finit par se perdre. Mais comment était-on passer de l'opération nécessaire à la fabrication du beurre à la notion de confusion ? Un début de réponse se trouvait peut-être (grâces en soient rendues à Europeana) dans La Fortune de Gaspard de la Comtesse de Ségur.

Elle continuait pourtant à battre son beurre, qui ne voulait pas prendre.
LA MÈRE
C’est singulier ! il y a plus d’une heure que je bats ! Et le beurre ne prend pas…

La mère a beau battre la crème, elle y a passé plus d'une heure, rien ne vient, l'opération est difficile, tout va de travers, pas de beurre à l'horizon, le chemin ne mène nulle-part.
je commençais à y voir un peu plus clair. Etait-ce certain ? Car, en effet, on ne voyait pas bien, pourquoi à celui qui voulait s'occuper de vos affaires on répondait - et ta soeur ! est- ce que je m'occupe de ta soeur moi, de ses activités, n'est-elle pas en train de battre le beurre. En quoi le fait de s'embrouiller, de perdre pied, d'exercer une activité sans résultat pouvait être considéré comme répréhensible ? A cette question, il me faut avouer n'avoir toujours pas de réponse...Il se faisait tard, j'étais fatigué, je suis allé me coucher.

(1) Il me revient qu'en créole, se branler c'est battre une douce.

vendredi 13 juillet 2007

Le Bonnet de Maître Ulrik (2).

(Précédemment)

Mon chargement fait, je mis à la voile le vendredi 21 novembre, et sortis du port avec une jolie brise de sud-ouest. J'allais à Buénos-Aires.
Ulrik avait été plus sombre qu'à l'ordinaire le jour de l'appareillage... Il s'était approché plusieurs fois de moi comme pour me parler, puis s'était retiré sans mot dire.
Le soir la brise fraichit ; je fis serrer les perroquets, et nous louvoyâmes sous basses voiles pour nous tenir écartés de la côte.
_ Eh bien ! maître, - dis-je à Ulrik, - il vente bon frais... Qu'en penses-tu ?...
- Capitaine... je vous avais prévenu, me répondit-il d'un air grave et solennel qui m'imposa.
- Que veux-tu dire ?
Lui, sans répondre à ma question, me saisit fortement le bras et murmura tout bas : - Faites sur-le-champ ramener les perroquets et mettre les huniers au bas ris... le grain approche... la tempête sera affreuse... affreuse, je le sens là, - me dit-il en enfonçant ses ongles dans sa poitrine velue.
J'obéis machinalement, et bien m'en prit, car à peine cette manoeuvre était-elle exécutée, que le vent souffla du nord-est avec une furieuse violence ; le jour baissa tout à coup et la mer devint horrible...
Nous passâmes la nuit sur le pont, et au point du jour le temps étant par trop forçé, nous relâchâmes au Havre...
Quand nous fûmes mouillés, Ulrik entra dans ma chambre, où je m'étais retiré pour prendre un peu de repos...
- Capitaine, - me dit-il,- je vous quitte.
- Tu me quittes, et pourquoi ?
- Je ne puis vous le dire... mais il faut... pour vous...
- Non, pardieu !... tu m'es trop utile... Où trouverais-je un maître comme toi !... Du tout, tu resteras, et j'augmenterai ta paye...
- Alors je déserterai...
- Non, car je te consignerai à bord, dans ta chambre, et je te mettrai aux fers, s'il le faut...
- Vous le voulez donc ?... A la bonne heure... Vous verrez...
Et en prononçant ces mots, ses grands yeux gris prirent une singulière expression de pitié...
Mais le lendemain de cette entrevue, je ne sais pourquoi de sourdes rumeurs circulèrent dans mon équipage...
- C'est ce chien de Croque-Mort qui nous porte malheur, - disaient les uns...
- Avec un b..... comme ça à bord, c'est à y laisser sa peau...
Dès longtemps je connaissais la singulière superstition des matelots, qui attribuaient tous les évènements pénibles de la navigation à un seul, espèce de bouc d'Israël qui était responsable de tout ce qui pouvait arriver de facheux ; je fis en conséquence donner quarante bons coups de corde à chacun des deux meneurs qui avaient propagé ces idées stupides, et j'enfermai Ulrik dans sa chambre ; puis je fis mettre à la voile le jour même, car la brise avait molli.
Nous sortîmes du Havre le 26, avec un bon vent qui nous éloigna bientôt du rivage. Une fois au large, je rendis la liberté à Ulrik.
- On a donc tanné le cuir à quelqu'un, capitaine ? - me demanda-t-il.
- Un peu, à deux chiens qui t'indiquaient à l'équipage comme cause du mauvais temps, comme si ton souffle faisait grossir la mer, crever les voiles ou craquer les mats !...
- Peut-être, dit-il sourdement.
Je haussai les épaules et laissai mon pauvre maître, que je crus timbré.
Par une inexplicable facilité, à la hauteur des îles de Palma et de Fer (Canaries), comme je faisais gouverner dans l'espoir de prendre connaissance de l'île Saint-Antoine, le temps se chargea de grains : la brise se fit, il venta grand frais, et la tempête devint si violente, que dans une bourrasque mon petit mât d'hune et mon bâton de foc furent emportés.
Alors une affreuse idée s'empara de l'équipage, consterné de cette perte, et les matelots s'avancèrent vers moi en poussant avec un horrible accent de rage des cris frénétiques : - A la mer ! à la mer, le Croque-Mort!... il est cause de tout...
Je frémis... et regardai Ulrik. Pour la première fois je le vis sourire... mais quel sourire, mon Dieu !
- Infâmes ! - m'écriai-je en m'armant d'un anspect, - je vous assommerai comme des chiens si vous faîtes un seul pas.
- A la mer !... à la mer!... Nous ne voulons pas sombrer pour lui... A la mer !...
Ils s'approchèrent encore. Je me jetai au-devant d'Ulrik qui me dit : - Laissez-les faire, c'est écrit.
- Laissez commettre un assassinat de sang-froid !... Non, non... Descends dans ma chambre, tu y trouveras mes pistolets ; tu remonteras avec... En attendant, je vais les maintenir...
Et ce disant, je retournai rapidement mon anspect en m'avançant vers eux.
- Pardon, capitaine... mais le Croque-Mort y passera, - dit l'un d'eux.
- Oui, oui, il passera, - répétèrent-ils avec fureur.
Et leurs cris dominaient le sifflement de la tempête.
Au même instant un noeud d'agui me fut lancé ; je tombai sur le pont et fus garroté en un moment... J'écumais de rage en voyant Ulrik calme, les attendre impassible...
- A son tour maintenant, - cria le maître voilier, homme d'une taille énorme, en s'avançant vers Ulrik.
En ce moment, la tempête était si furieuse, que le navire donna un violent coup de roulis, et presque tous les matelots roulèrent sur le pont.
- Profite de l'embellie ! - criai-je à Ulrik... - A ma chambre !...
Mais lui, s'élançant après les haubans d'artimon, fut d'un bond sur la lisse du navire.
- Je devrais, - cria-t-il aux matelots, qui se relevèrent en blasphémant, je devrai vous laisser commettre un crime inutile, car ma mort ne peut vous sauver que si elle est volontaire... Ce n'est pas pour vous, mais pour le capitaine, car il a une mère... une mère ! - répéta-t-il avec un affreux grincement de dents.
Et il secouait les cordages avec fureur.
Je vivrais, je crois, cent ans, que je n'oublierais jamais ce sombre tableau. je le vois encore, lui Ulrik, cramponné aux haubans, les cheveux flottants, sa pâle figure qui se détachait blanche sur le gris foncé du ciel, ses yeux flamboyants et les hideuses contorsions de sa bouche hurlant le mot... mère...
L'équipage, pétrifié, comme fasciné par cette résolution inconcevable, resta immobile, le regard fixe, attachant sur Ulrik des yeux hagards.
- Adieu donc, capitaine.
Ce furent ses dernières paroles, car il disparut.
- Hourra... hourra, vilain Croque-Mort ! - cria l'équipage en frappant des mains.
On vint poliment me dégager de mes liens.
Je croyais rêver.
Le timonier, qui tenait la barre, fut renversé par un coup de mer, le navire vint au vent, et nous faillimes engager. Cette violente secousse et cet effroyable péril me firent revenir à moi... Je me précipitai sur la barre, et j'y restai... commandant la manoeuvre de ce poste, car le temps pressait.
- Vous voyez, chiens, - leur criai-je, - que le ciel vous punit de votre atroce forfait... La mort de ce malheureux fait-elle cesser la tempête ? Elle augmente au contraire, elle augmente... Malédiction !... Dans une heure peut-être nous irons le rejoindre... lui...
L'équipage fut un peu démoralisé ; quelques-uns baissèrent la tête lorsque l'infernal voilier reparut au grand panneau portant un coffre.
- Va donc dans le même tombeau que ton maître le Croque-Mort ! et que le bon Dieu nous laisse en repos, car nous n'avons plus rien de ce matelot de l'enfer.
Et le coffre fut lancé par dessus le bord, aux acclamations de tout l'équipage, persuadé que la tempête cesserait quand il n'y aurait plus rien à bord qui eût appartenu au pauvre Ulrik...
Au contraire, la tempête redoubla de violence. J'entendis une horrible explosion ; c'était notre grande voile que le vent venait d'emporter, d'emporter si rapidement, que je ne vis qu'un point blanc tourbillonner et disparaître en une seconde.
- Malédiction !... enfer !... - criai-je... - Dieu est juste !...
- C'est qu'il y a encore ici quelque chose au Croque-Mort, - dit l'imperturbable voilier. - Mousse, descends et cherche et gare à ta peau si tu ne trouves rien.
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Cinq minutes après, le mousse remonta avec un vieux, vieux bonnet de laine rouge, oublié dans un coin de la chambre d'Ulrik...
- Allons, - dit le voilier en le jetant à la mer, - allons, on n'a plus rien à lui... Tais-toi et fais calme.
Un hasard... (était-ce un hasard ?) voulut que les deux ou trois dernières rafales qui nous avaient durement drossés fussent, comme on dit, la queue du grain... Le vent tomba, le ciel s'éclaircit, la brise souffla légère et la mer se calma... Depuis ce moment, notre traversée fut heureuse, fut la plus heureuse que j'aie faite, et nous arrivâmes à Buénos-Aires le 1er janvier.

N.B. Le lecteur m'excusera de ne pas lui dévoiler le mystère ou la fatalité qui semble se rattacher au mot mère et au nombre treize ; mais ne l'ayant jamais su moi-même, je n'ai rien voulu ajouter qui pût dénaturer un fait vrai.

jeudi 12 juillet 2007

Contribution à une anthologie du fantastique (5)

Il est difficile de dire si cette nouvelle d'Eugène Sue ressort vraiment du fantastique. Peut-être sommes nous à la limite du
genre ?
Si le texte instaure une certaine ambiguité - Un hasard (était-ce un hasard ?) - il pose aussi de façon claire, les termes de l'égnime dissipant dans le même temps l'ambiguité ; mais alors même qu'il énonce l'égnime, il refuse de lui apporter une solution. Si bien, qu'au bout compte (du conte) le lecteur ne pourra, le texte se dérobant, avoir le dernier mot.
Parue pour la première fois dans le numéro de juillet 1831 de la Revue des deux mondes sous le titre Le Bonnet de Maïtre La Joie, la nouvelle sera reprise dans le volume La Coucaratcha (tome 1) édité le 1er septembre 1832 chez Canel et Guyot. Elle fait partie du cycle maritime de Sue, qui fut la première manière de l'auteur des Mystères de Paris

LE BONNET DE MAÎTRE ULRIK.

A la bonne heure, c'est un hasard mais ça est.

C'était, je crois, en 1826, il me manquait un homme pour compléter mon équipage, et alors les matelots se recrutaient difficilement à Brest, car on armait beaucoup pour la marine militaire.
Un capitaine de frégate de mes amis m'enseigna l'auberge d'Yvon-Polard, un des plus grands embaucheurs de recouvrance.
En vérité ce sont des gens fort utiles que les embaucheurs, ils accueillent chez eux les matelots sans service et sans pain, les hébergent, les choient, les engraissent, et vienne un capitaine cherchant un équipage, il s'entend avec l'embaucheur, choisit ces hommes, et paye généreusement leurs dettes à l'hôte sur les avances que chaque matelot doit recevoir au jour de son embarquement.
C'est donc jusqu'à un certain point la traîte des blancs.
Or, j'allais trouver Yvon-Polard, rue de la Souris, à son auberge du Chasse-Marée ; la rue de la Souris est infecte, étroite et sombre, il faut descendre huit ou dix marches pour arriver dans la salle basse de l'hôtellerie ; et cette espèce de cave est tellement obscure, que, sans le secours de quelques lampes de fer, on n'y verrait pas en plein midi.
Au bas de l'escalier un petit homme roux, trappu et manchot vint à moi, il me demanda civilement ce que je voulais ; quand il le sut, il cligna des yeux, d'un geste me recommanda le silence, me prit la main, me fit traverser un couloir noir comme un four, et après quelques minutes de marche, je me trouvai dans une petite salle éclairée par un soupirail.
Alors, Yvon-Polard me dit à voix basse : - Mon officier vous n'avez qu'à regarder et à écouter par cette fente... que vous voyez à cette cloison ; il ne me reste que cinq culottes goudronnées à placer ; ils sont là à courir bon bord ; c'est l'histoire de rire en attendant de pousser au large. Vous pouvez les juger ; ils vont tout à l'heure être soûls comme des soldats, et vous savez, mon officier, qu'alors on se déboutonne, qu'on fait voir sous quelle aire de vent on a l'habitude de naviguer. Vous ferez votre choix d'après ce que vous aurez vu, et nous nous entendrons pour le reste. Je vous laisse mon officier.
Je collai mon oeil à la fente, et je vis cinq matelots assis autour d'une table noire et grasse, éclairée par la lueur douteuse d'une lampe. Deux femmes envinées, l'oeil brillant, les cheveux épars, à la voix rauque, leur versaient à boire : ils étaient ivres ou à peu près. Au bout de cinq minutes, deux tombèrent sous la table.
Ils restaient trois : un jeune garçon de vingt ans, blond et frais comme une fille ; le second était basané, vigoureux, bien découplé, et pouvant avoir quarante ans ; quant au troisième, je ne pus voir sa figure, car il tenait sa tête cachée dans ses mains.
- Pour de vieux caïmans à peau salée, il portent b..... mal la voile, - dit le jeune homme en poussant dédaigneusement le corps des deux matelots qui roulèrent sous les bancs... - Allons, toi... la Jambe de bois, verse... verse donc, cordieu ! le gosier me démange...
Il s'adressait à une des femmes qui avait effectivement une jambe de bois...
Il vida prestement son verre, et continua, après s'être essuyé la bouche au revers de sa manche, et s'adressant à son compagnon basané :
- Est-ce que tu es aussi à la cape... toi, Pierre ? Hé ! mon matelot ?
- Non, dit l'autre en baisant bruyamment les joues marbrées de sa compagne, qui rajustait sa coiffe... - Mais je pense que nous filons nôtre cable d'une drôle de manière... et que, si nous trouvons à embarquer, il nous restera de nos avances à peu près de quoi mettre dans l'oeil d'un marsouin, et encore ça ne le fera pas loucher.
- Bah ! Bah !... on embarque ici et au premier port étranger on prend de l'air ; on s'arrange avec un autre navire... et en chasse... sabordé le capitaine... comme nous avons fait à Saint-Thomas ; tu sais bien...hein !... matelot ?...
- Je le sais si bien que nous avons gagné quarante gourdes au change ; et que le capitaine a été obligé de prendre deux nègres pour nous remplacer, et qu'ils ont si bêtement manoeuvré pendant un grain, que la Petite Nanette a chaviré au débouquement, et que le capitaine a été noyé...
- C'est sacredieu vrai ! - dit l'autre avec un éclat de rire ; - noyé comme un chien, noyé... aussi vrai que nous somme aujourd'hui le 13 octobre, et que j'ai donné ma dernière gourde à ma mère !...
Je pensai intérieurement que ni l'un ni l'autre de ces deux compagnons ne mettrait le pied sur mon navire. J'allais me retirer, fort peu satisfait de ma visite à Yvon- Polard, lorsque le marin qui n'avait dit mot jusque-là leva vivement la tête, et s'écria avec un accent indéfinissable.
- Qui parle ici et du 13 octobre et de mère ?...
Ce fut alors un hourra général, et des éclats de rire retentirent dans la chambre.
- Enfin, - dit le jeune matelot, - il a largué le cable qui amarrait sa langue.
- C'est heureux qu'il ne fasse plus le milord ; on n'est pourtant pas trop déchiré, - dit la Jambe de bois en ajustant son fichu.
- Veux tu un coup de grog ? - dit Pierre en lui tendant un verre.
- A sa santé, car il est fou ! - dit l'autre femme.
Et ils se mirent tous à hurler, en frappant sur la table avec leurs gobelets de fer-blanc : - A sa santé ! à sa santé !... tandis que lui les regardait fixement avec mépris.
Il pouvait avoir trente ans ; ses traits étaient beaux mais pâles ; ses cheveux noires se joignaient à d'épais favoris noirs qui encadraient sa figure rude et sévère.
Du reste, il portait un costume de matelot, de simple matelot, mais propre et soigné...
- A sa santé !... à sa santé ! crièrent encore les autres avec un redoublement de rire et de bruit...
- Tu n'entends donc pas, sauvage ! - hurla le jeune garçon, les yeux remplis de vin, les lèvres violettes et les bras tremblants et lourds.
- On boit à ta santé, monsieur l'Air en dessous, - dit la Jambe de bois en le tirant par la manche de sa veste.
- Allons, bois donc ! tu nous embêtes, à la fin, - dit Pierre tout à fait ivre, en lui heurtant violemment le verre contre les lèvres...
Ici je ne distinguai plus rien, car du premier coup de poing que donna l'homme pâle, la lampe s'éteignit, mais j'entendis un tapage infernal, des blasphèmes, des cris de douleur et de joie cruelle, et dominant sur le tout, la voix de l'homme pâle qui criait : - Ah ! chiens, vous parlez de mère et du 13 octobre ; par Satan ! ce sera la dernière fois...
Comme les gémissements devinrent étouffés, j'allais sortir pour appeler Polard, lorsqu'il parut.
- Allez vite, - lui dis-je, - ils se tuent la dedans...
- Ah bah !... mon officier, c'est l'histoire de rire... ils jouent.
- Les couteaux sont de la partie, - lui dis-je.
- Est-ce que Ulrik s'en est mêlé ? - me demanda-t-il.
- Comment, Ulrik ?...
- Oui, mon officier, le grand pâle, il s'appelle Ulrik ; c'est qu'il est brutal en diable... et fort, fort comme un cabestan...
- Oui, oui, il s'en est mêlé ; ainsi, allez vite, car ils s'égorgent... Entendez vous ces cris ?
- Ah bah !... N' y a pas de mal, mon officier ; petite pluie abat le gros grain. Avez-vous fait votre choix ?...
- D'abord, maître Polard, deux étaient ivres-morts...
- Je parie que c'est Cavelier et Jangras...
- C'est possible... les deux autres m'ont l'air de vrais corsaires.
- Le petit blond... pas vrai, mon officier, et le gros noirot ?... Vous avez raison... deux faï-chiens, deux carognes... Vous venez de la part du commandant B..., je ne voudrais pas vous tromper. Ici, il n'y a qu'Ulrik qui puisse vous convenir : c'est fort, c'est sage, mais sombre et taciturne en diable.
- Va pour Ulrik, - lui dis-je tout rêveur ; - vous me l'enverrez à bord demain au coup de canon.
- Suffit, mon officier ; j'irai avec lui pour les avances comme de juste.
- A la bonne heure, je vous attends.
Au point du jour, Polard était à mon bord avec Ulrik ; je les fis descendre tous deux dans ma chambre.
- Capitaine, - dit Polard, - voici Ulrik dont je vous ai parlé...
- Approche, - lui dis-je.
Il s'approcha. Où as-tu navigué, en dernier lieu ?
- J'arrive de Lima, capitaine, passager sur le brick l'Alexandre.
- Passager !...
- Oui, capitaine.
- Pourquoi pas matelot ?
- Parce que j'étais passager, capitaine.
- Et que faisais-tu à Lima ?
- Je naviguais dans la mer du Sud... au service des Colombiens...
- Ah ! Diable... As-tu des papiers ?
- Non.
- Aucun ?
- Si... un certificat du capitaine de l'Alexandre... le voici.
- Il est bon... Veux- tu venir à bord ?
- Comme vous voudrez, mais je ne vous y engage guère.
- Comment ?
- Je m'entends, capitaine.
- Ne l'écoutez, - dit Polard, - c'est un braque ; d'ailleurs il me doit deux mois d'auberge ; s'il fait l'original, je le mets dehors, et il ira coucher et vivre où il voudra...
- Alors, capitaine, prenez moi... mais tant pis pour vous...
- C'est dit, je t'arrête... Polard, envoyez-lui son coffre ici ; nous compterons après pour ce qu'il vous doit... Et toi, mon garçon, tu vas aller là-haut, on est en train de rider les haubans et d'enverguer un hunier ; nous verrons ce que tu sais... Va... Voilà ta pièce d'amarrage (le denier d'adieu).
J'avoue que la bizarrerie de cet homme m'avait singulièrement frappé et presque décidé à le retenir à mon bord.
D'ailleurs, sa figure, quoique sombre et triste, ne présageait rien de fatal...
Huit jours après, j'avais choisi Ulrik pour maître d'équipage, car jamais matelot ne s'était montré plus habile, plus prompt, plus entendu et plus au fait du service...
D'une régularité parfaite, il ne descendait jamais à terre ; son service fini, il allait s'asseoir dans les portes-haubans d'artimon, et restait là des heures entières sombre et silencieux.
L'équipage, qui le craignait comme le feu, l'avait surnommé le Croque-Mort.

(A suivre)

jeudi 5 juillet 2007

Miscellanées.

Découvert avec fascination dans le journal Libération l'existence de George Eyser.
Né en 1871, il remporte, en 1904 aux jeux olympiques de Saint-Louis, six médailles au cours des épreuves de gymnastiques. L'or aux barres parallèles, au saut de cheval et à la montée à la corde. L'argent au cheval d'arçons et au combiné. Le bronze à la barre fixe. On ne sait pas grand chose de Eyser (la date de sa mort n'est pas connue) si ce n'est qu'il gagna toutes ces épreuves avec une jambe de bois. On ne sait d'ailleurs pas de quelle jambe il fut amputé. Un destin dont il ne reste quasiment rien.

Lecture du Rouge et le Noir.
Alors que Julien vient tout juste de coucher pour la première fois avec Mme de Rénal :
Mon Dieu! être heureux, être aimé, n'est-ce que ça? Telle fut la première pensée de Julien, en rentrant dans sa chambre. Il était dans cet état d'étonnement et de trouble inquiet où tombe l'âme qui vient d'obtenir ce qu'elle a longtemps désiré. Elle est habituée à désirer, ne trouve plus quoi désirer, et cependant n'a pas encore de souvenirs.
La vie passe et il ne restera plus que les souvenirs dont d'ailleurs on se contente sans peine.

Relevé dans le journal de Léautaud cette remarque à propos des Souvenirs, qui avaient fini par avoir pour lui (le texte est daté du 9 janvier 1942, il a 70 ans) plus de charme qu'un Journal à cause des effets de recul, du temps passé qui lui procurent une sorte de rêverie, de regrets, d'embellissement des choses alors que le Journal n'est quelquefois qu'une simple comptabilité des faits. La nuance est bien entendu dans le quelquefois mais on pourrait ajouter que les Correspondances, parce qu'elles ont par définition un destinataire, se situent dans un entre-deux.

Il y a chez Jacques Vergés (pas vu le film qui lui est consacré) une certaine vulgarité mais il n'y a pas que cela. Il y a aussi une certaine esthétique (au fond Vergés ce peut-être un Julien Sorel qui aurait réussi). Alors que chez Gilbert Collard (vu récemment à la télévision, on n'imagine pas un film sur Collard) on ne trouve que bassesse. D'un coté un personnage romanesque, de l'autre TF1.

Pour revenir à Léautaud. Ce qu'il apprécie dans les Souvenirs c'est la vision rétrospective qu'ils nous offrent. On n'est pas loin de ce que Sartre nommait l'illusion biographique, qui consiste à croire qu'une vie vécue peut ressembler à une vie racontée. C'est Julien lisant le Mémorial de Sainte-Hélène.
Finalement, malgré l'âge, les désirs sont toujours là, mais, à la manière des scènes de bonheur dans les romans de Stendhal où les bruits sont perçus en arrière plan par les protagonistes, ils nous parviennent assourdis, comme passés au filtre des souvenirs.