L'Éternel Dieu forma de la terre tous les animaux des champs et tous les oiseaux du ciel, et il les fit venir vers l'homme, pour voir comment il les appellerait, et afin que tout être vivant portât le nom que lui donnerait l'homme.
Et l'homme donna des noms à tout le bétail, aux oiseaux du ciel et à tous les animaux des champs (...).
Genèse 2:19-20




Dans l'ombre des murs, les lézards trainent leur lenteur assoupie.
C.-A. Cingria.

Recherchant l'origine d'une citation (Feindre de feindre afin de mieux dissimuler) je parcours quelques livres de Baltasar Gracián (1601-1658). La piste s'avérera fausse, mais qu'importe : seul compte le chemin. En 1646 Gracián écrit El Discreto. El discreto c'est selon les traductions l'homme universel, l'honnête homme, un homme prudent, sage, au goût certain, de bonne éducation, un homme accompli, consommé. Et c'est aussi, peut-être en premier lieu, l'homme du discernement. L'homme qui possède une double capacité ; celle de séparer et de désigner les choses et celle d'établir des corrélations entre des phénomènes éloignés les un des autres et ce afin d'avoir un jugement juste.
Et voilà que tout d'un coup je pense à Charles-Albert Cingria (1883-1954). Or, le soir même j'entends à la radio une anecdote selon laquelle à la fameuse question qu'est ce que la littérature que lui posaient des jeunes gens, Jean Paulhan répondit, tout en montrant un vieil exemplaire de Bois sec Bois vert : ceci.
Hasard ? Chance ? Il se trouvait en plus que Cingria en avait parlé de la chance.

Essayez pourtant, par exemple ceci : vous avez besoin d'un livre indispensable à la question qui vous préoccupe, et qui plus est extrêmement rare. Vous sortez. Immédiatement il vous tombe sous les yeux sur les quais. C'est mal concevable une chance pareille, et pourtant c'est advenu. Racontez cela : on croira que vous mentez. Tant mieux. Il vaut mieux que les indications de la chance restent secrètes ; mais dès lors, puisque vous la tenez, faîtes comme Jacob avec l'ange : ne la lâchez sous aucun prétexte. Habituez-vous à des chances, vous les aurez. Commandez-lui : je crois qu'il n'y a rien qu'elle déteste autant que l'indécision et l'incertitude. Elle veut un compagnonnage, une familiarité. Si elle les a, elle est radieuse. Autrement, elle vous fusille.
C.-A. Cingria - Bois sec Bois vert.

Je décidai de ne pas le lâcher, le hasard, et envoyai au loin les filets de la chance. La soirée fut heureuse.
A propos d'une description de Rome dans l'Histoire du Monde de saint Jacques de Nisibe, Cingria écrit :

Je défie qui que ce soit parmi les cuistres qui font des livres à notre époque, et principalement des livres sur Rome, d'avoisiner de très loin ce talent. Il faudrait pour cela cette ivresse de la rétine - cette foi - qui brandit des équerres et jette de grosses couleurs comme du rose, du vert, de l'ardoise humble, du roux de grand chat terrible, et les fait se correspondre symphoniquement.

Je ne connais pas de meilleure définition, ni de plus belle, de ce que Gracián nommait conceptismo : Un acto del entendimiento que expresa la correspondencia que se halla entre los objetosBaltasar Gracián - Agudeza y arte de ingenio.

Cingria possédait au plus haut degrée cette faculté de replier les mots sur le monde (Un quartier de mandarine froide qui est le soleil bouge lentement de la tête d'un des quatres orateurs de la fontaine...) non point pour l'épuiser ou le clore mais pour le nommer.
Mais arrêtons nous là, on va encore nous accuser de pérorer, et concluons en disant, plus simplement, que Charles-Albert Cingria est un écrivain discret.

Ps: On peut lire ici des notes consacrées par Jean-Louis Kuffer à Cingria.
Il semblerait que la citation soit de Rodolphe Toepffer qui, étrange coïncidence, est, comme Cingria, suisse.