Dans l'extraordinaire La Montagne morte de la vie, Michel Bernanos imagine un monde où nous, humains, étions en quelque sorte isolés entre le minéral et le végétal. L'aumône de la vie dans cet endroit insolite n'existait que pour eux, comme si le Dieu charnel n'eût point eu connaissance de ce lieu. En 1896, dans Fragment d'histoire future, Gabriel Tarde, l'auteur de Les lois de l'imitation, part d'un postulat inverse : un monde dont le caractère essentiel consisterait en l'élimination complète de la Nature vivante, soit animale, soit végétale, l'homme seul excepté. De là, pour ainsi dire, une purification de la société. Soustrait de la sorte à toute influence du milieu naturel où il était jusque là plongé et contraint, le milieu social a pu révéler et déployer pour la première fois sa vertu propre, et le véritable lien social apparaître dans toute sa force, dans toute sa pureté.
Nous sommes à la fin la fin du XXVe siècle. Après un conflit dont il ne reste plus qu'un poétique et confus souvenir et où des armées de 3 et 4 millions d'hommes, entre des trains de wagons cuirassés, lancés à toute vapeur et faisant feu de toutes parts les uns contre les autres, entre des escadres sous marines qui se foudroyaient électriquement, entre des flottes de ballons blindés, harponnés, crevés par des torpilles aériennes, précipités des nues avec des milliers de parachutes brusquement ouverts qui se mitraillaient encore en tombant ensemble, l'humanité connaît une ère de paix et de prospérité. Une grande fédération asiatico-américano-européenne domine le monde, les maladies sont éradiquées, le grec ancien est devenue la langue commune à tous les hommes, les progrès techniques ont finit par abolir le travail. Cependant , la myopie seule avait continué alors sa marche lamentable, stimulée par la diffusion extraordinaire des journaux ; pas une femme, pas un enfant qui ne' fît usage du pince-nez. Cet inconvénient, momentané du reste, a été largement compensé par les progrès qu'il a fait faire à l'art des opticiens. Bref, le monde s'épanouissait pour la première fois dans la plénitude de la paix, dans l'abondance presque gratuite de tous les biens et même dans la plus brillante floraison ou plutôt exposition de poésie et d'art, mais surtout de luxe, que la terre eût encore vue.  Mais ajoute l'auteur des fragments  si l'univers respirait, ll bâillait aussi. Ainsi un grand chef politique du temps avait-il écrit : Le meilleur gouvernement est celui qui s'attache à être si parfaitement bourgeois, correct, neutre et châtré, que personne ne se puisse plus passionner ni pour ni contre. Dans les jardins de la nouvelle Babylone, capitale de l'empire se dressait une statue de Louis-Philippe en aluminium battu, au milieu d'un jardin public planté de lauriers sauce et de choux-fleurs.
Puis vint la catastrophe.
Le soleil se meurt. L'hiver de 2489 fut désastreux. Les désastres succédèrent aux désastres. Toute la population de la Norvège, de la Russie du Nord, de la Sibérie, périt congelée en une nuit. Jusqu'au moment où il n'allait plus rester bientôt que quelques milliers, quelques centaines d'exemplaires hâves et tremblants, uniques dépositaires des derniers débris de ce qui fut la Civilisation.
Que faire?
Une solution fut trouvée : aller dans les profondeurs de la terre, bénéficier du feu intérieur de celle-ci. Il suffira de creuser, d'élargir, d'exhausser, de prolonger plus avant les galeries de mines déjà existantes pour les rendre habitables, confortables même ; que la lumière électrique, alimentée sans nuls frais par les foyers disséminés du feu intérieur, permettra d'éclairer magnifiquement, nuit et jour, ces cryptes colossales, ces cloîtres merveilleux, indéfiniment prolongés et embellis par les générations successives ; qu'avec un bon système de ventilation, tout danger d'asphyxie ou d'insalubrité de l'air sera évité ; qu'enfin, après une période plus ou moins longue d'installation, la vie civilisée pourra s'y déployer de nouveau dans tout son luxe intellectuel, artistique et mondain, aussi librement, et plus sûrement peut-être, qu'à la lumière capricieuse et intermittente du jour naturel. Mais comment se nourrir ? En profitant du garde-manger le mieux fourni, le plus abondant, le plus inépuisable que l'espèce humaine ait jamais eu ? Des conserves immenses, les plus admirables qui se soient faites encore, dorment pour nous sous la glace ou la neige ; des milliards d'animaux domestiques ou sauvages gelés tout à coup, en bloc, ça et là.
Ainsi se développa une nouvelle civilisation.
Toute la quintessence des anciennes grandes bibliothèques nationales de Paris, de Berlin, de Londres, rassemblées à Babylone, puis réfugiées au désert avec tout le reste, et même de tous les anciens musées, de toutes les anciennes expositions de l'industrie et de l'art fut descendus dans les entrailles de la terre.
Ce qui se réalise là est la vie sociale la plus pure et la plus intense. Une vie sociale qui ne serait plus basée sur l'échange de services mais une société qui consiste dans un échange de reflets. Se singer mutuellement, et, à force de singeries accumulées, différemment combinées, se faire une originalité : voilà le principal. Se servir réciproquement n'est que l'accessoire. C'est pourquoi la vie urbaine d'autrefois, fondée principalement sur le rapport, plutôt organique et naturel que social, du producteur au consommateur ou de l'ouvrier au patron, n'était elle-même qu'une vie sociale très impure, source de discordes sans fin. Une société caractérisée par une simplification des besoins. Ainsi, quand l'homme était panivore et omnivore, le besoin de manger se ramifiait en une infinité de petites branches; aujourd'hui, il se borne à manger de la viande conservée par le meilleur des appareils réfrigérants. En une heure de temps, chaque matin, par l'emploi de nos ingénieuses machines de transport, un seul sociétaire en nourrit mille. Le besoin de se vêtir a été à peu près supprimé par la douceur d'une température toujours égale, et, il faut l'avouer aussi, par l'absence de vers-à-soie et de plantes textiles. En conséquence la part du nécessaire se réduisant à presque rien, la part du superflu a pu s'étendre à presque tout. Quand on vit de si peu, il reste beaucoup de temps pour penser. Un minimum de travail utilitaire et un maximum de travail esthétique (…) Ce n'est plus, dès lors, sur l'échange des services encore une fois, c'est sur l'échange des admirations ou des critiques, des jugements favorables ou sévères, que la société repose. Au régime anarchique des convoitises a succédé le gouvernement autocratique de l'opinion, devenu omnipotent. Et l'auteur d'ajouter : L'erreur, reconnue à présent, des anciens visionnaires appelés socialistes, était de ne pas voir que cette vie en commun, cette vie sociale intense, ardemment rêvée par eux, avait pour condition sine qua non la vie esthétique, la religion partout propagée du beau et du vrai ; mais que celle-ci suppose le retranchement sévère de force besoins corporels ; et que, par suite, en poussant, comme ils le faisaient, au développement exagéré de la vie mercantile, ils allaient au rebours de leur but. Il aurait fallu commencer, je le sais, par extirper cette fatale habitude de manger du pain, qui asservissait l'homme aux exigences tyranniques d'une plante, et des bestiaux que réclamait la fumure de cette plante, et des autres plantes qui servaient d'aliment à ces bestiaux... Mais, tant que ce malheureux besoin sévissait et qu'on renonçait à le combattre, il fallait s'abstenir d'en susciter d'autres non moins antisociaux, c'est-à-dire non moins naturels, et il valait encore mieux laisser les gens à la charrue que de les attirer à la fabrique, car la dispersion et l'isolement des égoïsmes sont encore préférables à leur rapprochement et à leur conflit.
Ce retranchement des besoins corporels, cette priorité donnée à la vie esthétique ne sont pas sans conséquence quant à la vie sexuelle d'autant qu'il convient de circonvenir un excès de population. Les relations sexuelles font l'objet d'un strict contrôle. Le sage est à la femme ce que l'asymptote est à la courbe : il s'en approche toujours et n'y touche jamais est-il dit. Les contrevenants sont simplement avertis une première fois, en cas de récidive ils sont condamnés à être précipités dans un lac de pétrole. On voit quelquefois, très souvent même, des amants devenir fous de passion et en mourir; d'autres, courageusement, se faire hisser par un ascenseur à l'ouverture béante d'un volcan éteint, et pénétrer dans l'air extérieur, qui, en un moment, les congèle. Cette forme de répression aboutit à une sublimation du désir qui se trouve orienté vers la création de chefs d’œuvre. D'où : Mais, ce qui est inouï parmi nous, ce dont il n'y a plus d'exemple, c'est une femme énamourée qui se livre à son amant avant que celui-ci ait, sous son inspiration, produit un chef-d’œuvre, jugé et proclamé tel par ses rivaux. Car voilà la condition indispensable à laquelle l'union légitime est subordonnée. Le droit d'engendrer est le monopole du génie et sa suprême récompense, cause puissante d'ailleurs d'élévation et de sublimation de la race.  Encore ne peut-il l'exercer qu'un nombre de fois précisément égal à celui de ses œuvres magistrales. Ainsi est mis en place une sorte de cercle vertueux. Le désir sublimé conduit l'individu à créer des chefs d’œuvre, celui-ci voudra être imiter et ainsi la voie du progrès se trouve ouverte.
Ce retour dans les profondeurs terrestres a aussi pour corollaire une nouvelle métaphysique. La mort apparaît comme un détrônement libérateur, qui rend à lui même le moi déchu ou démissionnaire, redescendu en son for intérieur où il trouve en profondeur plus que l'équivalent de l'empire extérieur qu'il a perdu. C'est dans la descente en soi que l'homme peut se réaliser. D'ailleurs suivant un penseur du temps, le développement social de l'humanité, commencé à la surface terrestre et continué aujourd'hui encore sous son écorce presque superficielle, doit, au fur et à mesure des progrès du refroidissement solaire et planétaire, se poursuivre de couche en couche, jusqu'au centre de la terre, la population se resserrant forcément, et la civilisation, au contraire, se déployant à chaque nouvelle descente. Il faut voir avec quelle force et quelle précision dantesque il caractérise le type social propre à chacune de ces humanités emboîtées concentriquement, toujours de plus en plus nobles, riches, équilibrées, heureuses. Il faut lire le portrait, largement touché, qu'il retrace du dernier homme, seul survivant et seul héritier de cent civilisations successives, réduit à lui-même et se suffisant à lui- même au milieu de ses immenses provisions de science et d'art, heureux comme un Dieu parce qu'il comprend tout, parce qu'il peut tout, parce qu'il vient de découvrir le vrai mot de la grande énigme, mais mourant parce qu'il ne peut pas survivre à l'humanité, et, au moyen d'une substance explosible, d'une puissance extraordinaire, faisant sauter le globe avec lui, pour ensemencer l'immensité des débris de l'homme !
Il est difficile de savoir si Tarde prend vraiment au sérieux son narrateur (ce dernier voit parmi les avantages de la vie souterraine l'abandon du parapluie qualifié de stupide et l'éradication de la myopie en raison de la disparition des journaux due à l'absence de pâte à papier) où s'il l'approuve (on retrouve dans le texte une esquisse des principales thèses de la sociologie tardienne.
C'est bien entendu dans cet entre-deux que réside tout le charme de cette fantaisie sociologique.