Raoul Lévy (1922-1966) produisit entre autres Et Dieu… créa la femme et Deux ou trois choses que je sais d'elle.
Sous le nom de Bloch, François Chalais en dresse un portrait dans son roman Un été ombrageux paru en 1977.

« Tu en as sûrement entendu parler. Lui vivant, tout pour moi était encore possible. Dans son genre, c’était un grand seigneur. Le dernier de son espèce, car on ne l’a pas remplacé. Producteur aussi natu­rellement qu’on ne peut s’empêcher, malgré toutes les promesses que l’on s’est faites, de franchir le seuil d’un casino, il avait le don de braquer la lumière sur les talents originaux. Berthier, par exemple, lui doit d’avoir pu commencer son œuvre. Les mauvaises langues, et peut-être pas seulement les mauvaises, prétendent que cette œuvre s’est d’ailleurs achevée avec l’appui que lui accordait son protec­teur. La manière de Bernard était inimitable. Lui objectait-on que son protégé était vraiment trop inexpérimenté, qu’il était incapable de filmer dans les règles ? De ses balbutiements infantiles, il eut l’admirable inspiration d’affirmer qu’ils étaient la démonstration d’un nouveau style révolutionnaire de mise en scène, et la preuve qu’une page du cinéma était tournée... Aux incrédules, il rappelait qu’Ana­tole France lui-même, avant de l’adorer, avait fait refuser par ses amis du Parnasse L’ Après-Midi d’un faune de Mallarmé, en disant : « Si nous donnions notre caution à ce verbiage, on se moquerait de nous... » Et de même pour Verlaine, à propos duquel il écrivait — Verlaine venait de sortir de prison, après l’épisode des coups de feu contre Rimbaud : « L’auteur est indigne, et ses vers sont les plus mau­vais qu’on ait vus... » Il n’allait pas tarder cependant à le défendre avec presque autant de vigueur qu’il en mit à épouser la cause du capitaine Dreyfus. Cela suffit pour troubler une France où, si les imbéciles sont certains d’être intelligents, ceux qui ne sont point sots ont toujours la crainte de passer pour des imbéciles...« Plus remarquable encore : ce n’est pas en inter­rogeant Berthier sur sa conception de la technique, sur la poésie de sa vision, encore moins sur sesopinions sociales et politiques, qu’il avait décelé l’étincelle dont il était incontestablement illuminé ; mais en tapant avec lui le carton du gin-rummy, ou en regardant se déhancher des filles à la terrasse de Sénéquier. Ainsi comprit-il que cet homme, que la plupart jugeaient si terne, possédait ce rare trésor : quelque chose à dire. Au moins une fois...
« C’est à Bloch également que l’on doit le raz de marée de Félicie Dubreuilh. Qu’était-ce, cependant, que Félicie Dubreuilh, avant qu’il ne s’en mêlât ? Des cheveux qui n’avaient même pas leur teinte naturelle, une bouche qui confondait faire la moue et jouer la comédie. A cela, soyons justes, s’ajoutait une agréable chute de reins. Faute d’être comé­dienne, savait-elle au moins parler ? Ses familiers les plus inconditionnels auraient trouvé hasardeux de prendre catégoriquement position sur ce point. Evi­demment, personne n’en voulait. Pour en faire quoi ? Je veux dire : sur un écran... Son mari, qui avait des relations dans la presse, mendiait auprès de ses amis la charité d’un cliché ou d’un entrefilet. Ce n’était pas commode. Ses copains devaient se donner du mal. Quand il arrivait en effet, à Félicie, de décrocher un contrat, c’était généralement pour vanter un maillot de bain, ou une crème à épiler... Mais Bernard Bloch avait un sixième sens qui l’aver­tissait des possibilités de l’impossible. Et il a fait d’elle ce qu’elle est devenue, ce monstre adulé, mythologique, dont nul ne songerait à discuter la gloire, qui fut totale et quasi planétaire. Objet de la ferveur des petits Zoulous, comme des derniers ermi­tes du Monomatopa — pour la lune et les Martiens, ce n’était pas encore la bonne année — n’a-t-elle pas partagé en effigie avec Kennedy la couverture du premier magazine américain ?
« Le cinéma ne ressemble qu’au cinéma. Et encore, on n’en est jamais sûr. C’est bien pour cela que le comédien véritable, celui qui veut se rappeler quel est réellement son métier, s’impose régulière­ment de faire du théâtre. Il ne veut surtout pas se perdre de vue... Contrairement à la presque totalité de ses confrères, Bernard Bloch avait compris que le cinéma est un art abstrait. Du vent apprivoisé par un oiseau qui saurait dresser les oiseleurs... Il avait le génie de l’impondérable. Parce que je l’avais flairé, il m’en était, je crois, reconnaissant. Et comme je ne le flattais jamais, sans doute est-ce pour cela qu’il m’aimait. Pas davantage nous ne parlions d’argent. Lui, parce qu’il en dépensait trop pour en avoir. Et moi parce que je n’en avais pas assez pour penser que j’en aurais un jour... D’accord, je n’étais pas tout à fait désintéressé. Mes mains trem­blaient à l’idée qu’il était le seul à pouvoir donner le feu vert à cette nouvelle de Maupassant à laquelle j’avais toujours rêvé de prêter des visages ; ou, pour­quoi pas, à une adaptation — enfin ! — de ce Voyage au bout de la nuit, de Céline, qui ne cesse pas de hanter ceux pour qui, malgré tout, le cinéma est autre chose qu’une industrie... En ce temps-là, tu le vois, je ne doutais de rien... Chaque jour, cet éternel failli s’inventait une ruine qui avait l’appa­rence de la fortune des autres. Pendant un an, il entretint quatre cents éléphants, pour une séquence qu’il voulait tourner, aux confins des Karpates, et qu’il ne réalisa jamais, le fourrage et la litière des animaux ayant dévoré plus de deux fois le budget nécessaire à la rémunération des acteurs et à l’achat de la pellicule. Mais de ce formidable pari on jasa tellement que beaucoup furent persuadés que le film avait été tourné. J’en connais même qui jure­raient farouchement l’avoir vu, et que le résultat en était admirable. C’est cela, pour un homme qui n’est pas un saint, avoir une auréole...
« Tous les dimanches, il tenait table ouverte dans sa luxueuse maison de campagne, qui naturellement n’était pas à lui, bien que ce fût son propriétaire, le chapeau à la main et en s’excusant de le déranger, qui eût l’air de lui verser un loyer. Nul protocole. Le plus souvent, ne lançant jamais d’invitations, il igno­rait qui seraient ses visiteurs. A chacun de savoir s’il était digne de franchir son seuil, et s’il avait obtenu la grâce d’être toléré. Pitié pour ceux qui se trompaient ; et malheur à ceux qui le trompaient. Cet homme était une curieuse combinaison d’amour du prochain et de mépris pour les individus... Sans la moindre domesticité pour officier, il ne prévoyait que deux ou trois gigots, mais de taille, des fromages qui étaient tous des chefs-d’œuvre, et des fruits dont les vasques qui les contenaient rappelaient sa pas­sion forcenée pour la peinture. Au-dessus d’une lourde crédence ciselée dans un bois précieux, ves­tige de cette banalité du XVIII e siècle qui est le luxe du XXe, plantée à même le tapis-brosse de la pelouse, il ne manquait qu’un pan de velours descendu du ciel et une couple de faisans bagués pour compléter la nature morte. Les convives, eux, évoquaient plutôt les mânes grotesques d’un Bruegel habillé par Cardin, après un crochet sur Sunset Boulevard.
« Noble spectacle ! Ils arrivaient, ces glorieux du Gotha, caracolant dans un nuage de poudre auxyeux, metteurs en scène illustres, demoiselles à double définition et à vertu de rechange, requins frisés de la comédie de Paris ou de Hollywood, cérébrales calvities, Balzac du stylo-feutre, Chamfort des lumières de la ville, mêlant toutes les inflexions vocales des Balkans berlitzées à Beverly Hills, un nécessaire à poker dans une manche, dans l’autre un contrat qu’il n’y avait plus qu’à signer, touillant des restes de salade avec des mégots de cigare dont le plus discret avait bien huit centi­mètres, prenant bien garde toutefois d’en laisser en évidence l’anneau chiffré à leurs initiales, la che­mise à grosses fleurs tropicales généreusement ouverte sur des poitrails flasques ou rosés — mais la suprématie de leurs dollars et de leurs marks devait donner à ceux qui les exposaient ainsi l’im­pression qu’ils étaient avantageusement musclés. On achète tout avec de l’argent. Et d’abord la bonne opinion qu’on a de soi.
« Donc, ils étaient tous là, faisant faire des soleils à leurs réputations falotes, médiocres trapézistes qui ne travailleraient que dans la sécurité d’un filet matelassé de carnets de chèques, devant un public d’applaudisseurs à gages. Rien que du caractère gras dans Les potins de la commère ; et la commère elle-même en prime, venue à la pêche aux nouvelles qui font « pschitt ». Aucun déchet, sur ce flipper saugrenu où toutes les billes conduisaient au mot « tilt ». Dans chaque œil brillait le reflet d’un grand film vu par celui qui en avait eu la révélation le premier, puisqu’il en était l’auteur. A détourner la cargaison d’un tel Boeing, on eût réalisé une belle prise d’otages... A peine apercevait-on dans le fond du jardin, derrière l’enclos de la pétanque et du croquet, un petit homme aux mains nerveuses, effaré dans son complet noir trop court à cravate stricte, qui attendait le départ de la meute pour s’appro­cher : le chef comptable. Personne ne semblait remarquer sa présence ; pas plus que Bloch ne pre­nait en considération les trous de sa comptabilité. Les monologues s’amoncelaient et s’enchevêtraient, le sport consistant à hausser progressivement le ton pour ne pas avoir la parole coupée par l’éloquence traîtresse d’un voisin ; le bouquet appartenant en dernier ressort à celui qui, la bouche pleine et le cœur vide, accablerait plus lourdement le maître de maison sous le poids de la flatterie, dans la recherche qu’il croyait finement camouflée d’un profit à plus ou moins long terme.
« Un soir où le caquetage avait été particulière­ment frénétique, Bernard s’était levé de table, très pâle. Il y avait eu un grand silence, comme chaque fois que l’on croyait que Louis XIV allait parler et, pourquoi pas, accorder à Lully ce qui revenait à Molière... Alors, un peu sourde mais détachant la moindre syllabe, sa voix avait repoussé d’un coup jusqu’au souvenir du brouhaha. C’était à moi qu’il s’adressait : « Viens, dit-il, foutons le camp. J’en ai ma claque de tous ces cons... »
(…)
« Cinq minutes plus tard, à tombeau ouvert, virages à la corde, la route avalée avant que les phares aient permis d’en distinguer les accotements, nous roulions dans sa Ferrari noire, tapissée de cuir odorant, dont il ne devait plus au vendeur que les vingt-trois dernières traites d’une série de vingt-quatre.
« Il parlait. Lui qui n’avait pas proféré une parole pendant toute la durée du repas, on eût dit qu’il était maintenant impossible de l’arrêter. Dans un curieux mélange de gêne et d’orgueil, il racontait lesrétablissements insensés grâce auxquels, si souvent, il s’était procuré l’argent de ses films. A New York, par exemple, il avait loué l’appartement le plus somptueux du Waldorf Astoria. Je le vois encoremimer la scène. Il aurait pu être un acteur extraor­dinaire. « Ça va toujours, au Waldorf. Vous acceptez encore les dollars ?... Bon. Mon penthouse est prêt ?... Vous mettrez ça sur mon petit relevé annuel... — O.K., mister Bloch... » Et puis, sans prendre le temps d’ouvrir ses valises ou de jouer comme un enfant, selon son habitude, avec tous les boutons des mille gadgets du confort américain, il avait téléphoné à la galerie de tableaux la plus renommée de la cité. « Bernard Bloch speaking...Prenez un crayon. Et du papier... Vous y êtes ? Notez... Vous avez quoi, en ce moment, comme Van Gogh ?... Parfait. J’en prends deux. Soyez gentil, j’aimerais qu’on me les livre tout de suite...Au Waldorf, évidemment, où croyez-vous que je sois ? A l’Armée du Salut ?... Attendez ! Pour vous éviter de faire le voyage avec une camionnette presque vide, rajoutez donc un Gauguin... tant pis, ça ne fait rien. Je m’en passerai. J’aurais quand même cru qu’une maison comme la vôtre... Enfin, personne n’est parfait... Vous dites ?... Deux ou trois Chagall à la place ? Soit... Et un Paul Klee... Vous me jurez qu’il est bien, votre Rouault ? La dernière fois, un de vos concurrents m’a beaucoup déçu. C’est d’ailleurs pour cela, aujourd’hui, que je vous appelle, et pas lui... Naturellement, un Picasso, quelle question ! Du moment que c’est un Arlequin...Je suis désolé, je n’ai pas une seconde pour me déplacer. Et surtout, j’ai besoin de voir tout ça dans mon environnement personnel avant d’arrêter mon choix. Je ne sais pas si vous êtes comme moi, mais je suis incapable d’acheter un Renoir sans me rendre compte de son effet à côté de ma brosse à dents... Vous êtes infiniment aimable : j’ai dû apprendre l’humour le jour où les services de votre consulat à Paris ont tamponné mon passeport...Montez directement. Vous ne pouvez pas vous trom­per — j’habite là où l’ascenseur ne va pas plus haut... Vous trouverez ma suite au fond du couloir. La porte double... Inutile d’alerter tout l’hôtel... »
« Le temps pour la camionnette blindée de fran­chir l’espace de trois blocs, on lui avait apporté les toiles. Il les avait disposées, dans un négligé étudié, sur le canapé, sur les fauteuils, jusque dans la salle de bains. Une demi-heure après, il recevait son premier visiteur. Tête de Simon Goldenstein, de la Métro, ou de Bernie Burkhart, de Columbia, devant cette avalanche de trésors éparpillés aussi banale­ment que des pardessus qui auraient raté le crochet d’une patère. « Vous avez sûrement besoin de vous laver les mains ? » commençait-il, en poussant son invité dans la direction de la baignoire, jouissant de la surprise qu’il éprouverait en découvrant un remarquable Kandinsky à cheval sur le porte-ser­viettes. « Que voulez-vous, continuait-il, je suis ainsi. J’ai l’impression de ne plus être moi-même si je n’emmène pas, lorsque je me déplace, une partie de mes tableaux préférés. Les chambres d’hôtel sont si impersonnelles... »
« Impressionnés, les financiers consentaient, et au-delà, les crédits demandés. Bernard n’avait plus, avant de reprendre le premier avion pour Paris, qu’à renvoyer les merveilles au marchand. Non sans condamner, avec quelque morgue dans l’intonation, un envoi qui, décidément, ne convenait pas du tout à ce qu’il avait espéré. On l’avait, en somme, dérangé pour des vétilles. Il avait demandé des œuvres dignes de ce nom et de celui des artistes qui les avaient signées. Pas cette distraction de peintres, un jour qu’ils pensaient manifestement à autre chose qu’à leur rayonnement posthume.
« Mais Bernard Bloch est mort. A quarante-quatre ans. Il s’est suicidé. A cause d’une femme qu’il croyait aimer ; ou ne souffrait-il pas plus encore d’avoir compris qu’elle ne l’aimait pas ? Une femme dont je n’aurais voulu pour rien au monde, pas seulement dans mon lit, mais à ma table, dans un compartiment de chemin de fer, au théâtre, volubile ou muette, brillamment parée ou dévêtue. Comment les drames d’autrui peuvent-ils avoir des ressorts à ce point éloignés de ceux qui provoquent nos propres déroutes ? C’est impensable. Et d’abord, comment peut-on être assez fou pour imposer le silence à son corps pour la seule raison d’un sentiment contrarié ?
« On l’avait retrouvé pourtant, à l’heure qui était jadis celle du laitier, recroquevillé devant une porte qui, tant de nuits, ne lui avait semblé s’ouvrir que sur l’amour. Dans sa main, que l’on avait eu du mal à décrisper, un fusil tiède — encore une facture impayée chez Hermès !... Sans doute avait-il menacé, puis imploré : « Ouvre, sinon je me tue... » Etait-elle là ? Avait-elle imité l’absence, son oreille contre la paroi, terrifiée, mais savourant cette faiblesse, à cause d’elle, d’un homme fort ? Ou bien avait-elle répondu : « Assez de grands mots, laisse cela à tes scénaristes... Tu sais très bien que tout cela n’est qu’une comédie. Ce n’est pas avec ce genre de chantage que... » Ainsi avait fini cet enfant chéri du succès, par un échec dont on ne lui avait même pas attribué le bénéfice. Paris, en effet, n’avait pas accepté cette version des événements. « Pour lui rendre service, décrétèrent ses proches, et ne pas altérer la grandeur de sa mémoire... » Il ne fallait pas que la sottise de son dernier geste gâchât la qualité de l’image qu’emporteraient de lui les temps futurs. Les amis de la dame, d’autre part, avaient fait campagne pour repousser dans l’ombre la vérité de la tragédie. Des gens bien élevés ne sauraient compromettre la réputation d’une femme. Il avait semblé plus simple, et plus honorable, de prétendre que l’accumulation de ses dettes avait été le détona­teur de son désespoir. Comme si cet homme avait jamais eu autre chose, pour toute fortune, que des dettes... Nous avons été peu nombreux à penser que, des dettes, c’est nous maintenant qui en avions envers lui...