Après avoir accueilli favorablement le renouvellement que constitue Les Déracinés dans l'oeuvre de Barrès, René Doumic critique la conception que se fait l'auteur de l'éducation.

Donc M. Barrès imagine de nous présenter une équipe de sept jeunes Lorrains. Élèves du lycée de Nancy, ils y reçoivent cet enseignement uniforme que l'Université donne à tous les Français, sans tenir compte de la différence des régions plus que de la diversité des conditions et des aptitudes. Le professeur de philosophie, un certain Bouteiller, en leur enseignant la morale de Kant et les invitant à se référera une formule abstraite et absolue du devoir, complète, couronne et parfait l'œuvre de l'éducation universitaire. Quels en sont pour ces jeunes gens les résultats? « Si cette éducation leur a supprimé la conscience nationale, c'est-à-dire le sentiment qu'il y a un passé de leur canton natal, et le goût de se rattacher à ce passé le plus proche, elle a développé en eux l'énergie. Elle l'a poussée toute en cérébralité et sans leur donner le sens des réalités, mais enfin elle l'a multipliée. De toute cette énergie multipliée, ces provinciaux crient : À Paris ». Ils viennent en effet à Paris pour y faire, qui des études de médecine et qui des études de droit. Ils y traînent au Quartier Latin, sont les héros de menues aventures, et se retrouvent enfin tous les sept dans la rédaction d'un journal, car, suivant la spirituelle boutade de M. Barrés, l'enseignement qu'on donne aux jeunes gens dans les lycées a pour aboutissement naturel d'en faire des journalistes parisiens. Inutile de dire que le journal, entre ces mains novices, a tôt fait de sombrer. Afin de le renflouer, le directeur, Racadot, ne trouve qu'un moyen qui est l'assassinat ayant le vol pour mobile. Aidé de son ami Mouchefrin, il entraîne une jeune femme sur la berge de Billancourt et la tue.

Ces faits servent à illustrer une thèse qui est curieuse et mérite de fixer l'attention, car elle est significative du mouvement de réaction qui se fait aujourd'hui dans beaucoup d'esprits désintéressés et libres contre quelques-unes des idées dont la Révolution a amené le triomphe. En dehors de tout parti pris de politique ou de religion, on dresse le bilan de certaines « conquêtes », et on s'aperçoit qu'elles ont entraîné des conséquences désastreuses. Le courant d'idées qui, venu du parti philosophique et de l'Encyclopédie, traverse la Révolution et trouve sa complète expression d'abord dans le programme jacobin, puis dans l'administration napoléonienne, c'est celui que dénonce M. Barrès. Au nom du progrès, on a voulu rompre tout d'un coup avec le passé. On n'a pas compris qu'une nation est faite à mesure par toute son histoire, et que les éléments nouveaux qu'elle s'agrège ne doivent pas contrarier les énergies qui se sont peu à peu accumulées en elle. On a méconnu la vertu de la tradition. On a cru à la toute-puissance des théories. On s'est imaginé qu'on pouvait, d'après un idéal abstrait, improviser des règles de conduite également bonnes pour tous. On eu la superstition de l'égalité conçue de la façon la plus grossière. On s'est appliqué à supprimer les différences. On a ruiné la vie de province. On a fait affluer toute l'activité vers la capitale où siège l’État souverain . On « déraciné » les jeunes Français. Pour accomplir cette œuvre néfaste, il semble à M. Barrés que l'Université a été l'instrument le mieux approprié. Il fait retomber sur elle toute la responsabilité. M. Barrès reprend ici à son compte les idées fortement exprimées par Taine dans le livre du Régime moderne consacré à L’École. Seulement, tandis que les vues qu'il emprunte étaient déjà étroitement systématiques, M. Barrès les présente sous une forme plus âpre encore. C'est dire qu'il les fausse. Je me contenterai d'indiquer deux remarques, mais qui sont essentielles, et diminuent d'autant, la portée de cette argumentation sans nuances.

M. Barrés déclare que l'Université déracine les jeunes gens. C'est le reproche qu'il lui fait, c'est le crime dont il l'accuse. Il ne paraît pas soupçonner que la question est justement de savoir si ce prétendu crime en est un. Pour sa part, M. Barrès rêve d'un enseignement approprié au caractère provincial. « II n'y a pas d'idées innées, mais des particularités insaisissables de leur structure décident les jeunes Lorrains à élaborer des jugements et des raisonnements d'une qualité particulière. En ménageant ces tendances naturelles, comme on ajouterait à la variété et à la spontanéité de l'énergie nationale !... » Veut-on presser le sens des mots ? Comment s'y prendra-t-on pour modeler un enseignement sur des particularités dont c'est l'essence d'être insaisissables ? Ou peut-être faut-il que les jeunes Lorrains n'aient que des maîtres lorrains ? L'enseignement devient alors chose de province, de cité ou de canton. Ce sont les barrières qui se dressent, c'est l'horizon qui se rétrécit. C'est, pour tout dire, l'éducation qui manque son but, puisqu'elle a précisément pour but de nous « élever » au-dessus de tout ce qui limite notre vue et nous fait les prisonniers d'un endroit dans l'espace et d'un moment dans le temps. La condition où nous sommes nés, le milieu où nous nous sommes formés, nous imposent autant d'idées toutes faites et de préjugés. Il s'agit de nous en affranchir. C'est bien à quoi concourent toutes les parties de l'enseignement. L'histoire, les langues, les littératures nous mettent en rapport, nous autres hommes d'aujourd'hui, avec les hommes d'autrefois. Nous nous initions à des civilisations différentes de la nôtre, et nous retrouvons tout de même, sous l'apparente diversité, des traits communs. Ces idées générales, c'est par elles que tous les hommes communient ensemble, et, à mesure que nous en prenons davantage conscience, nous devenons plus complètement des hommes. Nous dépassons les limites de notre cité pour devenir citoyens de l'humanité. On peut comparer les divers systèmes d'éducation ; on se convaincra que, pas plus dans l'antiquité que dans les temps modernes, et pas plus sous l'ancien régime que dans la France nouvelle, l'éducateur n'a compris autrement sa tâche. Qu'on s'efforce donc de maintenir dans ce qu'elles ont de bienfaisant les influences de famille et les traditions locales, il n'en restera pas moins que le rôle de l'éducateur consiste à nous délivrer des attaches qui nous immobilisent à un point du sol et que son devoir est de faire de nous des « déracinés ». Sans s'en apercevoir, et trompé par le mirage des mots, ce n'est pas seulement l'enseignement universitaire que condamne M. Barrès : il s'attaque à la notion elle-même d'éducation.

M. Barrès en veut surtout à l'enseignement de la philosophie. Il l'incarne dans le personnage de Bouteiller. Ce personnage est, de tous ceux du roman, le mieux venu. Ou, plutôt, il est le seul qui ait quelque consistance. C'est un type de sectaire hanté par le rêve de la vie politique et pour qui les succès de la chaire professorale ne sont qu'un moyen afin d'arriver quelque jour à la tribune de la Chambre. M. Barrès trace ce portrait d'un crayon irrité, et c'est à peine si on peut lui reprocher de l'avoir poussé à la caricature. Il y a fort habilement présenté le mélange d'une austérité véritable, d'une ambition forcenée et d'une certaine hypocrisie. Mais il n'a pas fait attention que plus l'image devenait précise, et plus le type perdait de valeur générale. Le politicien est, par bonheur, dans l'Université une exception : le professeur qui cherche non pas à occuper dans l’État une situation en rapport avec sa compétence , mais a sortir de sa carrière pour mener la vie parlementaire, est, au sens strict du mot, un déclassé. D'autre part, M. Barrès semble croire que l'Université enseigne une philosophie uniforme, dogmatique, qu'il y a une doctrine officielle et une philosophie d’État. Quelle erreur ! L'année où Bouteiller enseignait aux élèves du lycée de Nancy la morale kantienne est à peu près celle où je recevais moi-même sur les bancs du collège l'enseignement philosophique. L'homme charmant qui nous le distribuait se référait à des notes prises aux cours de .Iules Simon, qui lui-même répétait les leçons de Victor Cousin. Ce n'était pas pour faire de nous des sectaires. Bien loin d'imposer une doctrine et d'apporter des conclusions, la philosophie universitaire - et c'est ce que d'autres lui reprochent -, se contente de plus en plus de poser les questions, remettant à chacun le soin de les trancher au gré de ses préférences et d'après son tour d'esprit, laissant au temps et à l'expérience le soin de dessiner peu à peu les réponses. C'est dire que l'enseignement philosophique universitaire est assez exactement le contraire de celui que nous présente M. Barrès.

René Doumic in Revue des deux mondes, 15 Novembre 1897.