Le 15 mai 1932, parait dans la revue Europe une série de lettres recueillies par Claude Berry.
Ces lettres avaient été adressées à des soldats au cours de la Grande Guerre. Elles ne parvinrent jamais à leurs destinataires, ceux-ci étant morts ou portés disparus.
On livre ici quelques unes de ses missives.

... Vos souffrances sont cruelles, certes, mon cher Paul, mais la cause pour laquelle vous souffrez est si belle qu'elle embellit tout.
Bouter l'ennemi hors de France : voilà la seule chose qui compte et je m'étonne un peu du ton de ta dernière lettre.
Je prie chaque jour pour nos armées et aussi pour toi, mon cher mari. Vive notre Patrie et que pour elle tous se montrent des héros dignes de nos aïeux !
P. S. L. M. a déjà la croix de guerre.

***

Mon vieux Lucien,



T'as pas voulu de moi, y a deux ans. T'as mieu aimer t'y marié avé la Jeanne. C'est don bien fai qu't'es cocu au jour d'aujourd'hui et je devrai même pas m'occupe de toi mais c'est plu fort que moi. Le pay est trop malhereux et je veu pas qu'un poilu comme toi soye dupe, alor je te dit que si tu veu avoir un gosse qui te récemble, tu ferai pas mal de t'en venir en perme. Sans ça, il pourai bien recemblé au mittron à T.
À bon entandeur, salu.

***

Mon bien-aimé,



Je suis bien malheureuse. Dolly est morte hier ; le vétérinaire a été obligé de la piquer. J'ai pleuré toute la nuit et je pleure encore en vous écrivant. Si seulement vous étiez là pour partager ma douleur... Je ne me consolerai jamais, jamais. Le château me paraît vide maintenant et vos parents ne peuvent parvenir à me distraire.
Votre femme bien affligée et qui ne cesse de vous appeler nuit et jour.

***

Mon petit Nono,

C'est du bar du boul Mich' que je t'écris. Autour de moi, y a la Mariette, Pauline, Margot et Nénette ; toutes les copines, quoi !
On s'ennuie pas mal de vous autres, tu sais... Ce n'est pas qu'on ne trouve pas à faire, parbleu ! Avec .tout ce qui circule dans Panam, faudrait être rudement godiche, mais ça ne vaut pas nos petits michons chéris, avec qui qu'on rigolait tant qu'on passait sur tout le reste. A présent, on a tout le reste mais on rigole plus.
Bon Dieu de bon Dieu, quant c'est-y que ça finira c'te guerre-là ? Paraît que l'Amérique va, décidément, se mettre avec nous. Si c'était vrai, ça ne pourrait tout de même pas durer longtemps ! Enfin, nous, tu sais, on sait que ce que les autres racontent.
Hier, j'avais une espèce de grand j'sais pas quoi. Il m'a emmené au Café de Paris... oui, mon vieux Nono... et puis après dans un chic hôtel. Ah la ! la ! Je te dis que ça. Et une fois son affaire faite, il s'est mis à baver, à baver — faut croire que ça lui fait la langue — il est vrai qu'il ne s'en sert pas beaucoup — il m'en a dit de toutes les couleurs, que les Français étaient ceci, étaient cela, que sûrement on perdrait, qu'on ne valait rien comme raisonnement, qu'on ne savait que se faire tuer — oui, il m'a dit ça — alors, mon vieux, la colère m'a prise, je te l'ai bourré de coups de pied et de coups de poing. Si t'avais vu ça ! Il n'osait pas se défendre, tu comprends, il était trop grand ! Et puis, c'est que je gueulais ! Tu sais comment que je gueule, hein, quand ça me prend !
En fin de compte, sais-tu ce que j'ai fait ? J'étais toute nue — tu penses bien, faut pas y regarder avec ces gars-là, — mais j'avais ma culotte sous l'oreiller. Alors je l'ai bouchonné dans sa grande bouche d'Anglish et le temps qu'il la retire, je lui ai donné un bon coup de dent à son zig.
Eh bien, veux-tu que je te dise ? Il ne savait pas comment me demander -pardon. Il m'embrassait partout... Chaude, chaude petite Française, qu'il répétait. Ah! que tu aurais donc ri si tu nous avais vus !
Tu sais, j'y ai gagné le gros billet à tout ça. Alors, on fait la noce, aujourd'hui. Dommage que tu sois si loin !
Allons, mon vieux Nono, au revoir. Je t'embrasse, mon petit bichon, et je t'aime bien va.
TOTOTE.

***

Mon cher Louis,

J'ai bien reçu ta lettre et je t'attends comme convenu. Jean, mon domestique,. ira te chercher mais pas jusqu'à la gare. Il t'attendra au tournant et tâchez de faire vite, de ne vous faire remarquer d'aucune façon.
Ce n'est pas à ma maison de Bordeaux que tu viendras, tu penses bien, mais à la villa que je loue à l'écart de la ville. Jean est à peu près au courant de tout et te conduira là où il faut. Mais retiens ta langue avec lui car j'ai toujours lieu de craindre qu'un jour ou l'autre il ne rapporte quelque chose, soit à ma femme, soit à quelqu'un de mes subordonnés et pourtant son silence me coûte cher !
Tu arriveras donc ici le 20. Je partirai soi-disant pour Paris ce qui nous donnera six bons jours de tranquillité pour recommencer notre petite partie. Il t'en restera deux pour embrasser tes parents. J'espère bien te trouver dans les mêmes dispositions que la dernière fois. Tu sais ce que je t'ai dit : je peux tout pour toi si tu es bien docile. Sinon, nous ne resterions pas longtemps bons amis et tant pis pour toi !
Je t'envoie 50 francs pour tes petits frais de route et je t'en donnerai bien davantage si je suis content.
Surtout, ne te lave pas avant de te mettre en route. Je veux t'avoir tel que tu es tout le temps là-bas et...
(Déchire cette lettre tout de suite.)

***

Mon vieux Lulu,

Tu veux tout le temps que je te dise des rigolades eh ben ! tu seras content aujourd'hui en lisant ce que je vais te raconter ! Figure-toi que Céline Mortier s'amuse à voler de temps en temps une poule à sa belle-mère, la Martine. D'une cour à l'autre, c'est vite fait, hein? Et puis, y a ce vieux Balard qui en est, ce soulaud-là à faire toutes sortes de saletés... (même que j'ai bien défendu à la petite d'aller jouer de son côté, parce que il ne se fait pas faute de toucher les gosses) en fin, bref, Balard s'amusait aussi avec les poules à Céline. Ne me demande pas ce qui se passait, j'y ai pas été voir! mais cet idiot-là leur abîme le derrière avec ses histoires...
Hier matin, voilà que Céline s'aperçoit qu'une de ses poules la plus belle, avait reçu sa visite. Ça l'a mise en colère, elle a ameuté tout le quartier ; tu penses bien qu'on y a toutes été et qu'il ne restait pas grand'monde dans les maisons de la place ! Martine, comme c'est la belle-mère, a pris fait et cause pour Céline et sans traîner plus longtemps elle décide qu'on va porter plainte au brigadier de gendarmerie. Bon, les voilà parties changer de bonnet, toutes les deux et puis voilà qu'on les voit traverser la place, Céline portant sa poule sous le bras, pour faire constater les dégâts, tu comprends. Oui, mais au milieu de la place, Martine s'aperçoit que c'est sa poule que Céline porte, une poule qui lui manquait depuis bientôt 3 semaines. Alors, si tu avais vu ! ah ! ça valait le coup, je t'assure ! Chacune tirait la poule de son côté à croire qu'il n'allait plus en rester et puis après, elles se sont donné une de ces peignées ! Pendant ce temps-là la poule se trottait et le vieux Balard n'avait plus qu'à recommencer, etc.

***

... Non, non, mon cher enfant, il ne faut pas songer à mourir volontairement. Il faut, au contraire, que, d'une façon ou d'une autre, tu obtiennes une permission le plus vite possible. Je t'en prie, je t'en supplie, c'est tout à fait urgent et je ne crains qu'une chose, c'est d'avoir trop longtemps attendu pour te parler.
Il n'est plus question de ta femme ; tu es fixé sur elle depuis ton dernier séjour, mais il y a autre chose, mon pauvre André... Il y a qu'il faut sauver ton enfant !
Car ton enfant va mourir, mon petit, nous la voyons dépérir de jour en jour, ta mère et moi. Pardonne-moi... Je sens que je vais te faire tant de peine ! Mais que se passe-t-il chez toi ? Que fait-on prendre à cette petite ? Elle a, nous disent les voisins, à chaque instant, des vomissements ; elle est pâle comme une morte ; bientôt, il ne restera plus rien d'elle et sa mère ne semble pas s'en apercevoir.
Nous ne pouvons rien faire car nous ne la voyons plus que de loin et c'est en nous cachant derrière les fusains que nous pouvons arriver seulement à l'apercevoir de temps en temps, se traînant sur le perron avec des jambes molles et un pauvre air de petite bête malade, elle qui était si rose et si vivante !
Il est hors de doute que ta femme est complètement sous l'influence de sa bonne. Depuis ta dernière permission cela a pris des proportions effrayantes. Elles ne sortent plus que toutes les deux, habillées pareillement et elles ne se gênent pas pour se promener toutes nues dans le jardin en s'embrassant que c'en est une honte.
Mais je le répète, cela n'est rien. Ce qu'il faut, c'est sauver notre petite Solange. Viens donc le plus vite possible. Si tu le crois nécessaire, j'écrirai à ton Commandant mais réponds-moi par retour, je t'en prie.
Reprends courage pour elle, mon pauvre enfant. Quand tu l'auras arrachée de la villa, nous la prendrons avec nous et sa grand'mère aura vite fait de la remonter. Mais, viens, viens, je t'en supplie, viens : il n'est que temps.
Ton vieux père.

***

René,

je suis là au Château de N. en Auvergne, vous comprenez ? Il faut venir à mon secours. Il a trouvé une lettre. Je suis séquestrée ici. Il m'a fait quitter Paris de nuit avec lui et c'est maintenant une véritable torture, entendez bien ce mot. J'écris vite car je n'ai qu'une minute René, venez je vous en conjure ! ne serait-ce que pour un jour. C'est Anne qui va porter cette lettre mais elle a tellement peur de lui qu'elle ne recommencera pas. Il est prêt à tout. C'est un fou et je ne peux rien faire ; il est toujours le Président et moi celle qui couchait avec le chauffeur. Venez, je vous en supplie vous êtes si fort, vous seul pouvez me sauver.
Croyez-vous qu'il me fait marcher toute nue autour d'une table à coups de fouet ? Je ne peux pas vous raconter, je n'ai pas le temps ; tous les matins, il invente quelque chose de nouveau, si vous saviez et le soir c'est autre chose, il boit, et alors.