Il était temps que cet homme vaste tombât.
L’excessive pesanteur de cet homme dans la destinée humaine troublait l’équilibre. Cet individu comptait à lui seul plus que le groupe universel. Ces pléthores de toute la vitalité humaine concentrée dans une seule tête, le monde montant au cerveau d’un homme, cela serait mortel à la civilisation si cela durait. Le moment était venu pour l’incorruptible équité suprême d’aviser. Probablement les principes et les éléments, d’où dépendent les gravitations régulières dans l’ordre moral comme dans l’ordre matériel, se plaignaient. Le sang qui fume, le trop-plein des cimetières, les mères en larmes, ce sont des plaidoyers redoutables. Il y a, quand la terre souffre d’une surcharge, de mystérieux gémissements de l’ombre, que l’abîme entend.
Napoléon avait été dénoncé dans l’infini, et sa chute était décidée.
Il gênait Dieu.
Les Misérables, Victor Hugo

... que cet homme vaste tombât m'évoque les vastes oiseaux et les gouffres amers chères à Baudelaire, Léon Bloy.
L’occurrence n'est pas comme commune et si j'en crois Google-Livres on la retrouve chez Dostoïevski - L'homme russe est un homme vaste, vaste comme sa terre, terriblement enclin à tout ce qui est fantastique et désordonné - et chez K. Gibran - L'homme vaste dans lequel vous n'êtes tous que des cellules et des tendons (...) C'est dans l'homme vaste que vous êtes vastes.
Vaste qualifie le plus souvent une étendue ou alors des essences plus subtiles capables de se déployer : l'esprit, le génie, l'ambition, l'intelligence...
Corneille dans sa traduction de l'Imitation de Jésus-Christ (1651 -1656) l'utilise cependant pour décrire l'éléphant, objet fini s'il en est ...et du vaste éléphant la masse épouvantable... Mais le sens ici est celui d'imposant.
La beauté de la formule hugoliene tient en partie de la juxtaposition de l'idée de la finitude de l'homme avec celle d'infini contenue dans vaste (on peut noter qu'Hugo ne respecte pas la règle la plus commune qui est celle de l'antéposition) et l'on reconnait l'un des traits caractéristiques du style de l'auteur des Misérables.
Mais il me semble qu'Hugo va encore plus loin puisque dans le même temps il opère à un retournement. A l'homme il associe l'infini et à vaste la notion de bornes. Cette opération s'effectue grâce à un travail sur la sonorité. Au e muet de homme, il oppose le redoublement de la dentale : vaste tombât (toute la phrase est parcourue par une allitération en t).
L'homme et plus particulièrement le grand homme (on est là proche des conceptions développées par L. Bloy) est celui qui au moment même où il est dépouillé atteint à la grandeur. L'homme vaste est celui qui nait de son propre effacement : Napoléon avait été dénoncé dans l’infini, et sa chute était décidée.