Au début des Mémoires, Saint-Simon nous fait assister dans des pages fameuses aux manœuvres qui aboutirent au mariage de Philippe d'Orléans, duc de Chartres, neveu du roi et futur régent avec Mademoiselle de Blois, fille bâtarde de Louis XIV et de Mme de Montespan. Il nous livre force détails à propos de ce mariage qui l'indigne.

Un jour ou deux auparavant, Madame (la mère du Duc de Chartres) en eut le vent. Elle parla à M. son fils de l'indignité de ce mariage avec toute la force dont elle ne manquait pas, et elle en tira parole qu'il n'y consentirait point (...) M. de Chartres trouva le roi seul avec Monsieur dans son cabinet, où le jeune prince ne savait pas devoir trouver M. son père. Le roi fit des amitiés à M. de Chartres, lui dit qu'il voulait prendre soin de son établissement, que la guerre allumée de tous côtés lui ôtait des princesses qui auraient pu lui convenir; que, de princesses du sang, il n'y en avait point de son âge; qu'il ne lui pouvait mieux témoigner sa tendresse qu'en lui offrant sa fille dont les deux sœurs avaient épousé deux princes du sang, que cela joindrait en lui la qualité de gendre à celle de neveu, mais que, quelque passion qu'il eût de ce mariage, il ne le voulait point contraindre et lui laissait là-dessus toute liberté (...) Elle (Madame) lança deux regards furieux à Monsieur et à M. de Chartres, dit que, puisqu'ils le voulaient bien, elle n'avait rien à y dire, fit une courte révérence et s'en alla chez elle. M. son fils l'y suivit incontinent, auquel, sans donner le moment de lui dire comment la chose s'était passée, elle chanta pouille avec un torrent de larmes, et le chassa de chez elle. Un peu après, Monsieur, sortant de chez le roi, entra chez elle, et excepté qu'elle ne l'en chassa pas comme son fils, elle ne le ménagea pas davantage; tellement qu'il sortit de chez elle très confus, sans avoir eu loisir de lui dire un seul mot.

Saint-Simon n'a pu assister à ces diverses scènes, il nous les rapporte, les reconstitue à postériori. Rappelons que les faits se déroulent en 1692, les premières ébauches des Mémoires sont de 1694, le gros de l'écriture s'étalant entre 1729 et 1749 (ou 1750), Saint-Simon nous propose un récit historique. Il témoigne indirectement certes, ce qui n'implique pas forcément la neutralité, mais il témoigne avec style.
En 1694, pour ce qui nous semble aujourd'hui d'obscures questions de préséance, un procès oppose Saint-Simon et d'autres au Duc de Luxembourg. On ne rentrera pas ici dans les détails mais l'affaire connait quelques difficultés, notre duc se voit dans l'obligation de produire des lettres d'État qui ont un effet dilatoire et lui permettront ainsi de gagner du temps afin de mieux préparer sa défense. Ces lettres sont en possession de sa mère.

La chose pressait; je dis que ma mère avait ces lettres d'État et que je m'en allais les chercher. J'éveillai ma mère à qui je dis assez brusquement le fait. Elle, tout endormie, ne laissa pas de vouloir me faire des remontrances sur ma situation et celle de M. de Luxembourg. Je l'interrompis et lui dis que c'était chose d'honneur, indispensable, promise, attendue sur-le-champ, et, sans attendre de réplique, pris la clef du cabinet, et puis les lettres d'État, et cours encore. Ces messieurs de l'assemblée eurent tant de peur que ma mère n'y voulût pas consentir, que je ne fus pas parti qu'ils envoyèrent après moi MM. de La Trémoille et de Richelieu pour m'aider à exorciser ma mère. Je tenais déjà mes lettres d'État, comme on nous les annonça. Je les allai trouver avec les excuses de ma mère qui n'était pas encore visible. Un contre-temps qui nous arrêta un moment donna courage à ma mère de se raviser. Comme nous étions sur le degré, elle me manda que, réflexion faite, elle ne pouvait consentir que je donnasse mes lettres d'État contre un homme tel qu'était lors M. de Luxembourg. J'envoyai promener le messager, et je me hâtai de monter en carrosse avec les deux ducs qui ne se trouvèrent pas moins soulagés que moi de me voir mes lettres d'État à la main. Ce contre-temps, le dirai-je à cause de sa singularité? M. de Richelieu avait pris un lavement le matin, et sans le rendre vint de la place Royale chez Riparfonds, de là chez le premier président avec nous, et avec nous revint chez Riparfonds, y demeura avec nous à toutes les discussions, enfin vint chez moi. Il est vrai qu'en y arrivant il demanda ma garde-robe, et y monta en grande hâte; il y laissa une opération telle que le bassin ne la put contenir, et ce fut ce temps-là qui donna à ma mère celui de faire ses réflexions, et de m'envoyer redemander mes lettres d'État. S'exposer à toutes ces courses et garder un lavement un si long temps, il faut avoir vu cette confiance et ce succès pour le croire.

Saint-Simon est ici acteur, il rapporte des faits qui le concerne directement. Vivacité du récit (sans attendre de réplique, pris la clef du cabinet, et puis les lettres d'État, et cours encore), allées et venues des personnages, effet de suspense, nous sommes plongés dans cette scène qui est narrée de son point de vue, en temps réel. Et pourtant, tout n'est pas si simple. Que faire de l'énigmatique il y laissa une opération telle que le bassin ne la put contenir. Quand Saint-Simon a-t-il constaté que la merde de M. de Richelieu débordait du bassin. Même si les habitudes de l'époque peuvent prêter à discussion, il ne semble pas que Saint-Simon ait accompagné M. de Richelieu dans sa garde robe, ni qu'il ait discuté avec sa mère en présence de ce dernier. Reste que le détail n'a pu être inventé. Saint-Simon est soucieux de vérité. Est-il retourné sur place pour constater les dégâts ? s'est-il enquis de la chose auprès d'un domestique ? a-t-il interrogé M. de Richelieu ? Je n'en sais rien.
Mais il ne s'agit pas tant comme le pensait Sainte-Beuve qui lui reprochait, d'un œil grossissant mais plutôt d'une amplification du regard qui excède les catégories temporelles, et la notion même de vérité, d'une mise en place d'une tension entre le récit historique, le témoignage et d'une vérité dont l'horizon serait le néant.
Mais cette tension qui parcours toute l'œuvre peut-être a-t-elle tout simplement pour nom: littérature.