Je ne sais pas grand chose de Jules Moinaux (1815 - 1896).
Vaudevilliste prolixe mais oublié, il est surtout connu pour être de le père de G. Courteline. Il collabora avec Offenbach, bénéficia d'une préface favorable d'Alexandre Dumas fils, Edmond de Goncourt quant à lui semble plus réservé :

C'est curieux, du Dumas, du Sardou, de l'Erckmann-Chatrian, du Bisson, du Moineau(sic) du n'importe qui, joué par la même troupe, ça paraît de la même qualité dramatique - et, le dirai-je ? la même pièce. (4 juin 1893)

Chroniqueur judiciaire, il fit paraître à partir de 1881 divers recueils de ses chroniques regroupées sous le titre : Les Tribunaux comiques. On peut évidemment retrouver une influence de ces textes dans ceux de Courteline, mais elle peut aussi être déceler chez Maupassant dont l'une des nouvelles, Tribunaux rustiques (1884) renvoie explicitement aux écrits de Moinaux.
La nuit dernière, j'écoutai fort tard, d'autant plus tard que le temps fut pris de son soubresaut saisonnier, une adaptation radiophonique (1ère diffusion 27 juin 1949) des Tribunaux comiques. La chose ne manquait pas de charme, à entendre les voix on se plaisait à imaginer les trognes, et l'une des piécettes attira mon attention.

Depuis quinze ans qu'ils sont mariés, les époux Paneton n'ont qu'une seule querelle, ou plutôt qu'une même querelle, car, en effet le motif en est invariable. Voici généralement comment la chose se passe :
Paneton, ouvrier maçon, rentre chez lui à sept heures pour diner ; il a le front soucieux, il se jette sur une chaise et dit : Sale métier ! faut-il que les parents soient si bêtes de mettre leurs enfants maçons...ce n'est pas mon fils qui sera maçon ; oh non ! - Oh ça , t'as bien raison, répond madame Paneton, en trempant la soupe. - Il sera ébéniste, fait Paneton. - Oui, tâche ! ébéniste, jamais dit la femme, il sera tourneur. - Tourneur ? réplique Paneton...c'est drôle comme j'en ferai un tourneur, merci ; je connais dix de mes connaissances qui ont mis leurs enfants tourneurs, ils ont tous mal tourné. - Oui, oh ! je sais bien que c'est un état que tu as dans le nez, mais je ne t'écoute pas, il sera tourneur. - Je te dis qu'il sera ébéniste. - Lui, un pot à colle ? j'aimerai mieux l'étrangler de mes propres mains. - Ah, mauvaise mère, marâtre, tu es bien capable d'être la boureautte de ton enfant. - Qu'appelles-tu boureautte ? c'est bien plutôt toi qui est un mauvais père. - Moi, je suis un mauvais père ? Ah, gueuse !
Là-dessus, Paneton saisit un objet quelconque, il le lance à la tête de sa femme, qui riposte par un autre projectile, et c'est à chaque instant comme ça.
Le curieux de l'affaire, c'est qu'il n'ont pas d'enfant depuis quinze ans.
Bref, les cris : à l'assassin se font entendre ; les voisins accourent, rétablissent l'ordre, et s'en retournent, sachant que les voilà tranquilles pour vingt-quatre ou quarante huit heures. Finalement qu'un beau jour, ils sont allés se plaindre au commissaire de police, et voilà les époux Paneton en police correctionnelle.

Un discours qui monte en puissance mais qui tourne autour d'un objet qui s'avèrera irréel, tel est le ressort comique du texte. Pure moment de folie où les mots ne renvoient à rien et finissent, la place est alors libre pour la violence, par s'exténuer pour mieux renaître. Mais d'où ces mots puisent-ils leur force, celle capable de mettre en branle le cycle des querelles ? Que veulent-ils vraiment nous dire ?
S'efforcer de faire exister ce qui n'existe pas afin de masquer ce qui existe, voilà la stratégie mise en place par les époux Paneton. Faire exister un objet imaginaire, le faire exister au point d'évoquer la possibilité de le détruire, afin de remplir le vide, constitué ici par l'absence d'enfant, c'est là l'impossible fonction des mots, celle d'évacuer la tristesse.

Une conférence sur Jules Moinaux, ici.
La suite de la chronique, .