Ce billet est bien entendu dédié à Cheval aveugle.

Eugène craignit que son voisin ne se trouvât indisposé, il approcha son oeil de la serrure, regarda dans la chambre, et vit le vieillard occupé de travaux qui lui parurent trop criminels pour qu'il ne crût pas rendre service à la société en examinant bien ce que machinait nuitamment le soi-disant vermicellier. Le père Goriot, qui sans doute avait attaché sur la barre d'une table renversée un plat et une espèce de soupière en vermeil, tournait une espèce de câble autour de ces objets richement sculptés, en les serrant avec une si grande force qu'il les tordait vraisemblablement pour les convertir en lingots.- Peste ! quel homme ! se dit Rastignac en voyant le bras nerveux du vieillard qui, à l'aide de cette corde, pétrissait sans bruit l'argent doré, comme une pâte (...). L'étudiant appliqua de nouveau son oeil à la serrure. Le père Goriot, qui avait déroulé son câble, prit la masse d'argent, la mit sur la table après y avoir étendu sa couverture, et l'y roula pour l'arrondir en barre, opération dont il s'acquitta avec une facilité merveilleuse (...). Le père Goriot regarda tristement son ouvrage, des larmes sortirent de ses yeux, il souffla le rat-de-cave à la lueur duquel il avait tordu ce vermeil, et Eugène l'entendit se coucher en poussant un soupir.- Il est fou, pensa l'étudiant.

On se demande pourquoi Goriot prend la peine de pétrir l'argent à l'aide d'une corde, transformant, au prix d'un effort surhumain, une soupière en une sorte de vermicelle. L'opération est d'autant plus étonnante que Goriot a été vu le lendemain.

Il a porté ce matin du vermeil à la fonte, et je l'ai vu entrant chez le papa Gobseck, rue des Grès.

Les objets sont donc fondus avant d'être portés chez l'usurier, alors pourquoi les tordre préalablement ?
J'avoue ne pas avoir trouvé de réponse technique à cette question mais elle m'a taraudé au point que j'ai relu Le Père Goriot.
La scène décrite par Balzac est un lieu commun de la littérature fantastique et son modèle est peut-être la scène d'ouverture de L'Homme au sable d'Hoffmann. Toutefois Balzac réalise un véritable coup de force en défantastiquant (le mot est de Pierre Brunel) toute la séquence. Là où chez Hoffmann la pièce baigne dans une lumière bleuatre, où ombre et lumière sont propices à la dérive hallucinatoire, où le feu peut se faire dévorant, chez Balzac seuls subsistent la force brute de Goriot et la mince flamme d'une bougie. Enfin, là règne la misère sans poésie. À l'absence de poésie, Rastignac ne peut répondre que par le prosaïque : Il est fou.
C'est ce prosaïsme qui fait problème. La scène vue n'est pas celle que l'on s'attend à voir d'autant que l'énigme policière sera rapidement résolue. La somme récoltée est destinée à l'une des filles de Goriot. Cette épisode va cependant irriguer tout le roman.
Est introduit pour la première fois le thème de la force de Goriot, force qui perdure malgré les modifications physiques.

Il devint progressivement maigre ; ses mollets tombèrent ; sa figure, bouffie par le contentement d'un bonheur bourgeois, se vida démesurément (...).

On en retrouvera des traces tout au long de l'oeuvre.

Voilà ce que c'est que des gendres ! Oh ! si je les tenais, je leur serrerais le cou.

Et le vieillard serrait sa fille par une étreinte si sauvage, si délirante, qu'elle dit :- Ah ! tu me fais mal.- je t'ai fait mal ! dit-il en pâlissant. Il la regarda d'un air surhumain de douleur.

Comme chacun le sait cette énergie trouve son origine dans la passion qu'éprouve Goriot pour ses filles, passion foncièrement idiote (dans un sens rossetien), en ce qu'elle se nourrit d'elle-même, qu'elle est son propre combustible.
On comprend dès lors l'absence de fourneau, de flamme et le roman peut-être lu comme un long processus d'éclaircissement de cette scène primitive. Balzac n'a pas besoin de l'attirail alchimique puisque le feu est déjà là, en Goriot.

Le crâne me cuit intérieurement comme s'il avait du feu.

D'autant que le terrain s'y prête.

Deux sentiments exclusifs avaient rempli le cœur du vermicellier, en avaient absorbé l'humide (...).

Ce nouvel éclairage permettra à Rastignac de mieux voir. À la folie va se substituer le sublime. D'abord après avoir écouté la Duchesse de Langeais raconter la vie de Goriot.

Le père Goriot est sublime ! dit Eugène en se souvenant de l'avoir vu tordant son vermeil la nuit.

Ensuite après avoir vu Goriot parler de ses filles.

Le père Goriot était sublime. Jamais Eugène ne l'avait pu voir illuminé par les feux de sa passion paternelle. Une chose digne de remarque est la puissance d'infusion que possèdent les sentiments. Quelque grossière que soit une créature, dès qu'elle exprime une affection forte et vraie, elle exhale un fluide particulier qui modifie la physionomie, anime le geste, colore la voix. Souvent l'être le plus stupide arrive, sous l'effort de la passion, à la plus haute éloquence dans l'idée, si ce n'est dans le langage, et semble se mouvoir dans une sphère lumineuse.

Laissons le dernier mot à Bianchon appelé au chevet du père Goriot.

- A moins que je ne me trompe, il est flambé !

Les lois de la thermodynamique sont implacables.