forcené, ée / for-se-né, née /adj. Qui est hors de sens, hors de raison. Fin XIè s. (forsené) « fou » ; pris à tort pour un dérivé de force, d'où le c au XVIème s.

D'abord une voix. Celle de Philippe Bordas écoutée autour de minuit. Une voix de possédé - combien de fois employa-t-il le mot de surnature ? La voix d'un solitaire épris de vertige, d'un orgueilleux dépositaire d'un temps passé, mais aussi la voix de la défaite et des combats perdus : Ce qui s’appelle encore cyclisme et se donne en spectacle n’est que farce, artefact à la mesure d’un monde faussé par la pollution, la génétique et le bio-pouvoir.
Puis une écriture. Qui aurait à voir avec le vent - le grand art est l'art du vent -, qui roulerait les mots, les ferait plonger avec la volupté des grands descendeurs. Ou qui, à la manière d'un Anquetil, leur permettrait de se maintenir à la bonne vitesse malgré le vent debout.
Une écriture donc, puisque le cyclisme était - temps révolu - l'intime de l'écriture ; les écrivains se nouaient à lui dans une course à fleur de peau ; les champions s'animaient au mouvement cursif d'un stylo. Un des grands magazines consacrés au cyclisme ne s'appelait-il pas Miroir du cyclisme. Miroir qui révélait aux coureurs la nature de leur exploit. Un matin Lucien Aimar, le plus grand descendeur de tous les temps, ouvre l'Equipe. Il y apprend qu'un coureur a perdu huit minutes dans l'ascension du Turini ; qu'il en avait repris huit dans la descente ; il avait dévalé à une vitesse double des échappés. Aimar lut un nom. Ce coureur s'était lui. Lucien pris peur et mit le vélo au clou.
Le cyclisme comme genre littéraire, inauguré par Alfred Jarry, antidote contre les excès machiniques de la civilisation, langue qui dans ses exagérations ressuscite les mots de la Genèse. Mais langue morte que Bordas, tel le vieil enchanteur entre deux rives, tente pour la simple gratuité du geste, de ranimer. Parce qu'il faut bien un dernier qui le fasse, malgré l'argent et le dopage qui empêchent toute littérature. Un dopage qui lui-même a changé de nature. A son caractère dionysiaque s'est substitué le syndrome appolinien : les dopés contemporains montrent des visages d'indifférence, ils ne suent pas, n'ouvrent plus la bouche, ont le front propre. Plus de traces de possession, de démence : des hommes-machines. Comment voulez-vous qu'une littérature puisse éclore alors que la vie s'en est allée ? Que les mots ont été remplacés par la sous-parlure télévisuelle. Quand le derniers des champions, celui avec qui l'histoire du cyclisme s'arrête selon Bordas, Bernard Hinault, a perdu le goût des mots et la jactance des aristos du populo.
Une géographie perdue : Domine un lacis de route n'allant nulle part qu'aux temples de la consommation ; dominent les bretelles, les dérivations, les laideurs d'un pays unifiés par un réseau de ronds-points - la hantise de cyclistes - obligeant les coureurs à tourner bourrique, la tête dans le guidon.
Restent des hommes. Et tant pis s'ils sont du passé. Des irréductibles touchés par la grâce qui ont su s'extirper des usines, des labours et des pelotons. Pas comme un Cipollini ou un Petacchi allant chercher des victoires de contrebandier au sortir d'un sprint massif. Non, des séditieux, des exaltés roulant en solitaire sur les chemins de l'anoblissement.
Anquetil (nul n'alla plus loins dans cette douleur singulière qu'est le cyclisme), Pierre Chany du journal L'Equipe, Bartali, Coppi, Aimar, Roger de Vlaeminck (c'est un Keith Richards, avec du mollet), Merckx, Moser (mon premier Paris-Roubaix), Hinault et j'en oublie. Et comme le cyclisme est affaire de panthéon personnel et de temps retrouvé (la chute dans le col de Mente vécue à 7000km de là), je retiendrais le portrait de Luis Ocaña :
Luis aimait la tempête qui consume les dedans ; il produisait des feux. Il se levait le matin avec une pensée d'assasinat. La montagne lui offrait des occasions de tauromachie. Quand la bête était achevée, il défaisait les épingles du dossard et les plantait à vif dans sa cuisse. Il aimait ces sortes d'illuminations.
A propos d'une descente dans laquelle Aimar roula à 140km/h, sans casque et sans lunettes, Philippe Bordas écrit : Il a établi un record en pleurant. Je dois avouer qu'il m'est arrivé de le faire en lisant ce livre magnifique.
Très fortement recommandé.

FORCENES de Philippe Bordas, 2008, Fayard.