Je peux faire ce que je veux : je peux, si je veux, donner aux pauvres tout ce que je possède, et devenir pauvre moi-même - si je veux ! - Mais n'est pas en mon pouvoir de le vouloir, parce que les motifs opposés ont sur moi beaucoup trop d'emprise. Par contre si j'avais un autre caractère, et si je poussais l'abnégation jusqu'à la sainteté, alors je pourrais vouloir pareille chose : mais alors aussi je ne pourrais pas m'empêcher de le faire, et je le ferais nécessairement.
Schopenhauer, Essai sur le libre arbitre.



Postface.

Spade s'assit dans un fauteuil, près de la table, et sans préambule ni autre forme de procès, il se mit à raconter à la fille une histoire qui s'était passée dans le Nord-Ouest.
Un dénommé Flitcraft avait quitté son agence immobilière à Tacoma pour aller déjeuner et n'était jamais revenu. Il ne s'était pas rendu à une partie de golf prévue après quatre heures, cet après-midi là, alors qu'il en avait pris l'initiative moins d'une demi-heure avant de sortir. Sa femme et ses enfants ne le revirent plus. Son couple passait pour être dans les meilleurs termes. Il avait deux enfants : un garçon de cinq ans, l'autre de trois. Il était propriétaire de sa maison dans la banlieue de Tacoma, d'une Packard neuve et présentait tous les signes extérieurs de la réussite américaine (...).
Rien ne laissait supposer qu'il avait plus de cinquante ou soixante dollars au moment de sa disparition. Un examen minutieux de ses habitudes dans les derniers mois ne montrait aucun vices cachés, ni la présence d'une autre femme, bien qu'on ne puisse pas en jurer.
- Il avait disparu comme ça ! fit Spade, comme le poing quand vous ouvrez la main (...).
- Ca se passait en 1922. En 27, j'étais dans une de ces grosses agences de privés à Seattle, Mme Flicraft vint nous voir, et nous informa que quelqu'un avait vu, à Spokane, un homme qui ressemblait à son mari. J'y suis allé. C'était lui. Il vivait là depuis deux ans sous le nom de Charles - c'était son prénom - Pierce. Il dirigeait une affaire d'automobile qui lui rapportait vingt ou vingt cinq milles dollars par an, avait une femme, un petit garçon, était propriétaire de sa maison dans les faubourgs de Spokane, et, aux beaux jours, avait l'habitude de jouer au golf après quatre heures.
Spade n'avait pas reçu d'instructions précises au cas où il retrouverait Flicraft. Ils se parlèrent dans la chambre de Spade au Davenport. Flicraft n'éprouvait aucun sentiment de culpabilité. Il avait laissé sa première famille à l'abri du besoin, et ce qu'il avait fait lui semblait tout à fait raisonnable. La seule chose qui l'ennuyait était de savoir s'il arriverait à convaincre Spade de la rationalité de son acte. Il n'avait jamais raconté son histoire à personne, et n'avait donc jamais tenté d'en expliciter le bien fondé. Il essaya.
- Voici ce qui lui était arrivé. En allant déjeuner, il était passé près d'un immeuble en construction. Une poutre, ou quelque chose d'autre, était tombée du huitième ou du dixième étage et s'était écrasée sur le trottoir juste à coté de lui. Il avait été frôlé. Seul un éclat de pierre, en provenance du trottoir, l'avait touché à la joue. Ce n'était qu'une simple éraflure, mais il en avait gardé une cicatrice. Il la caressait du bout des doigts, avec une sorte de satisfaction, lorsqu'il m'en parlait. Bien entendu, il avait eu une trouille bleue, mais avait été plus bouleversé que véritablement effrayé. C'était comme si quelqu'un avait soulevé le capot de la vie et lui avait permis d'examiner le moteur.
Flitcraft avait été un bon citoyen, un bon mari, un bon père. Cela ne lui avait demandé aucun effort. Simplement parce qu'il était un homme qui se sentait à l'aise en agissant conformément au cadre dans lequel il vivait. Il avait été élevé comme ça. Les gens qu'il connaissait étaient comme ça (...). Et voilà que la chute d'une poutre lui montrait que la vie n'avait fondamentalement rien à voir avec tout ça. Lui, le bon citoyen-mari-père pouvait être liquidé, entre son bureau et un restaurant, à cause de la chute accidentelle d'une poutre. Il avait compris que les hommes meurent comme ça, au petit bonheur, et ne vivent qu'épargnés par un hasard aveugle.
Ce ne fut pas, tout d'abord, l'injustice de la chose qui le dérangea : il accepta le fait après le premier choc. Ce qui le dérangea ce fut la découverte qu'en ordonnant comme il l'avait fait son existence, il était en désaccord, et non en accord, avec la vie. Il avait à peine fait une dizaine de mètres qu'il sut qu'il ne retrouverait pas la paix tant qu'il ne se comporterait pas selon cette nouvelle vérité. Sitôt son déjeuner terminé, il avait trouvé le moyen d'y parvenir. Sa vie pouvant s'arrêter par hasard, à cause de la chute d'une poutre, il changerait de vie, sans raison aucune, en disparaissant. Il aimait sa famille, disait-il, autant qu'un homme est sensé le faire, et il savait qu'il la laissait largement à l'abri du besoin. Mais son amour n'était pas du genre qui rend l'absence douloureuse.
- Il partit pour Seattle dans l'après-midi, dit Spade, et de là il pris le bateau pour San Francisco. Pendant deux ans, il vagabonda puis s'en retourna dans le Nord-Ouest. Il s'installa à Spokane et se maria. Sa seconde femme ne ressemblait pas à la première, mais elles avaient plus de points communs que de différences. Vous savez, ces femmes qui jouent correctement au golf, au bridge et adorent les nouvelles recettes de salade. Il ne regrettait pas ce qu'il avait fait. Ca lui paraissait plutôt judicieux. Je pense qu'il ne se doutait même pas qu'il s'était installé dans une routine semblable à celle qu'il avait quittée à Tacoma. Et c'est justement ça que je trouvais épatant. Il s'était adapté aux poutres qui tombaient, et maintenant que plus aucune d'entre elles ne le faisait, il s'était adapté aux poutres qui ne tombaient pas.
Dashiell Hammett, Le Faucon maltais, (trad P/Z).