Charles-Louis Philippe (1874-1909) est connu comme un auteur "populiste". Son roman, Bubu de Montparnasse, conte l'histoire d'une prostituée parisienne et de Bubu son souteneur. De Charles Blanchard (non disponible sur la toile), son dernier texte, inspiré de l'enfance de son père, Philippe ne put terminer que les deux premiers chapitres. L'extrait proposé est tiré du chapitre I : Le froid.
Ce texte ressort-il du fantastique ? Peut-être pas, mais il est des situations extrêmes où la littérature ne laisse aux mots qu'un seul choix : celui d'être pris au pied de la lettre.

Il vint des jours d'hiver (...).
Il ne sut pas combien de temps dura l'hiver. L'hiver était une saison de laquelle on n'arrivait pas à sortir. Chaque jour, vers quatre heure de l'après-midi, une ombre puissante par la fenêtre entrait dans la chambre, et lentement, sûre de la victoire, avec une force, avec un poids s'avançait vers la femme et leur imposait sa présence.
Ils la fixaient, ils la tataient ; ils faisaient avec leurs bras le geste de la repousser, elle était épaisse et résistante.
Et au moment où ils la craignaient le plus, il semblait qu'elle ne connût pas d'arrêt dans sa marche, qu'elle franchît les portes de leurs sens et qu'elle entrât en eux pour leur faire connaître cette odeur de terre humide, cette odeur de cimetière que portaient avec elles les nuits d'hiver. Elle était trop puissante pour que jamais le jour pût la vaincre. Il semblait qu'une nouvelle saison commençât, plus terrible que l'hiver encore. Une chose existait, auprès de laquelle le froid ne comptait guère.
(...)
Une nouvelle saison commençait qu'on eût pu appeler la saison de la fin de la vie. Que les heures étaient lentes, que les heures étaient longues, que les heures étaient grasses ! Et puis, parfois, il semblait à l'enfant qu'il fût bien las. Il en avait tant vu passer ! Il avait vu passer la file des heures du matin, il avait vu passer les heures de l'après-midi qui vont une à une et qui vous donnent la sensation ridicule que l'on doit bailler, que l'on doit ouvrir la bouche, la gorge et la poitrine pour qu'elles puissent entrer et faire route à travers votre corps. Les heures de la nuit étaient si nombreuses qu'on ne les affrontait pas, il n'y avait qu'une conduite à tenir envers elles : se coucher, dormir, leur laisser le temps, la vie et l'espace. Depuis combien de temps cela durait-il ? Si Charles Blanchard avait su compter, il eût estimé que cela durait cent ans. Il eût manqué de force déjà pour continuer à vivre comme il avait vécu. Mais devant les heures nouvelles, il n'avait plus qu'à se laisser faire. Il lui semblait au milieu d'un baillement, qu'il ne pourrait jamais ouvrir la bouche assez grande pour qu'elles puissent entrer. La vieillesse produisait ses premiers effets : les muscles de sa machoire n'étaient plus souples, le mouvement de son sang plus assez rapide, un grand froid qu'il ressentait n'était pas le froid de l'hiver, l'ombre qui l'entourait n'était pas celle de la nuit. Oui, c'était bien cela : il était très vieux, le temps était venu où il devait s'abandonner à la mort.