Je la manquai parfaitement, fiasco complet.
Stendhal.

Discussion (philosophie de bistrot ?) avec G*** et S*** à propos du réel. G*** reproche à Rosset de confondre réel et convention, et il vrai que l'exemple du feu rouge (in Le Réel et son double) n'est pas très probant.
Ce à quoi s'attaque Rosset ce n'est pas à l'imaginaire qui est une forme de perception du réel, mais à l'illusion, mécanisme par lequel la chose perçue est mise ailleurs, et hors d'état de se confondre avec elle même. Le cas le plus fameux donné par Rossset est celui de Boubouroche qui refuse son infortune (il est cocu, il en a même été prévenu par un voisin délicat) alors qu'il en a la preuve (il découvre un homme caché dans un buffet). Rosset voit dans Bouboroche la structure fondamentale de l’illusion : art de percevoir juste mais de tomber à côté dans la conséquence. Si les exemples de type abondent dans son oeuvre, il est cependant une figure qui, sous toutes réserves, ne me semble pas avoir fait l'objet d'une étude particulière.
En septembre 1743, Rousseau arrive à Venise. Il y passera onze mois en qualité de secrétaire de l'Ambassadeur de France. Il n'est pas admis dans les bonnes maisons, et malgré son dégout pour les filles publiques il n'avait pas autre chose à sa portée.

J'entrai dans la chambre d'une courtisane comme dans le sanctuaire de l'amour et de la beauté; j'en crus voir la divinité dans sa personne. Je n'aurais jamais cru que, sans respect et sans estime, on pût rien sentir de pareil à ce qu'elle me fit éprouver. A peine eus-je connu, dans les premières familiarités, le prix de ses charmes et de ses caresses, que, de peur d'en perdre le fruit d'avance, je voulus me hâter de le cueillir. Tout à coup, au lieu des flammes qui me dévoraient, je sens un froid mortel couler dans mes veines; les jambes me flageolent, et, prêt à me trouver mal, je m'assieds, et je pleure comme un enfant.
Qui pourrait deviner la cause de mes larmes, et ce qui me passait par la tête en ce moment? Je me disais: Cet objet dont je dispose est le chef-d'oeuvre de la nature et de l'amour; l'esprit, le corps, tout en est parfait; elle est aussi bonne et généreuse qu'elle est aimable et belle; les grands, les princes devraient être ses esclaves; les sceptres devraient être à ses pieds. Cependant la voilà, misérable coureuse, livrée au public; un capitaine de vaisseau marchand dispose d'elle; elle vient se jeter à ma tête, à moi qu'elle sait qui n'ai rien, à moi dont le mérite, qu'elle ne peut connaître, est nul à ses yeux. Il y a là quelque chose d'inconcevable. Ou mon coeur me trompe, fascine mes sens et me rend la dupe d'une indigne salope, ou il faut que quelque défaut secret que j'ignore détruise l'effet de ses charmes, et la rende odieuse à ceux qui devraient se la disputer. Je me mis à chercher ce défaut avec une contention d'esprit singulière, et il ne me vint pas même à l'esprit que la vérole pût y avoir part. La fraîcheur de ses chairs, l'éclat de son coloris, la blancheur de ses dents, la douceur de son haleine, l'air de propreté répandu sur toute sa personne éloignaient de moi si parfaitement cette idée, qu'en doute encore sur mon état depuis la Padoana, je me faisais plutôt un scrupule de n'être pas assez sain pour elle; et je suis très persuadé qu'en cela ma confiance ne me trompait pas.
Ces réflexions, si bien placées, m'agitèrent au point d'en pleurer. Zulietta, pour qui cela faisait sûrement un spectacle tout nouveau dans la circonstance, fut un moment interdite; mais, ayant fait un tour de chambre et passé devant son miroir, elle comprit et mes yeux lui confirmèrent que le dégoût n'avait pas de part à ce rat. Il ne lui fut pas difficile de m'en guérir et d'effacer cette petite honte; mais au moment que j'étais prêt à me pâmer sur une gorge qui semblait pour la première fois souffrir la bouche et la main d'un homme, je m'aperçus qu'elle avait un téton borgne. Je me frappe, j'examine, je crois voir que ce téton n'est pas conformé comme l'autre. Me voilà cherchant dans ma tête comment on peut avoir un téton borgne; et, persuadé que cela tenait à quelque notable vice naturel, à force de tourner et retourner cette idée, je vis clair comme le jour que dans la plus charmante personne dont je pusse me former l'image, je ne tenais dans mes bras qu'une espèce de monstre, le rebut de la nature, des hommes et de l'amour. Je poussai la stupidité jusqu'à lui parler de ce téton borgne. Elle prit d'abord la chose en plaisantant, et, dans son humeur folâtre, dit et fit des choses à me faire mourir d'amour; mais, gardant un fonds d'inquiétude que je ne pus lui cacher, je la vis enfin rougir, se rajuster, se redresser, et, sans dire un seul mot, s'aller mettre à sa fenêtre. Je voulus m'y mettre à côté d'elle; elle s'en ôta, fut s'asseoir sur un lit de repos, se leva le moment d'après; et, se promenant par la chambre en s'éventant, me dit d'un ton froid et dédaigneux: Zanetto, lascia le donne, e studia la matematica.

Devant un réel qui s'offre à lui dans toute sa plénitude, la mauvaise conscience de Rousseau, ce qui lui passait par la tête, le pousse à ne pas l'accepter. Alors que Boubouroche surajoute un double au réel, double qui vient se substituer à celui-ci, la conscience malheureuse de Rousseau l'amène à dévaloriser le réel en se focalisant sur un détail (cf Littré). D'un manque, Rousseau fait un tout. Zulietta ne sy trompe pas qui le renvoie à son idéalisme.
Boubouroche vs Zanetto ? Si pour Rosset, ils sont tous deux des consciences illusionnés, force cependant est de constater que l'un bande et l'autre pas.

PS : Sur C. Rosset, on peut également lire ceci.