Suite à un article du Monde, lu Servitude et simulacre en temps réel et flux constant - Réfutation des thèses réactionnnaires et révisionnistes du postmodernisme de Jordi Vidal (éditions Allia). Comme d'habitude avec ce genre d'essai - une critique de la postmodernité et de ses corollaires relativistes - avec lequel on est globalement d'accord, arrive le moment où l'on n'arrive pas à cacher son scepticisme. A quoi cela peut-il servir ? Les convaincus le sont déjà et les prosélytes des temps présents ne manqueront pas de vous renvoyer à vos vieilles lunes. Mieux vaut donc lire ou relire Ferdydurke de Gombrowicz où ces choses là ont été, dès 1938, parfaitement dites.
Nous reste alors le style.
En 1722, à 28 ans, suite au succès de son Oedipe, Voltaire par l'intermédiaire d'amis communs, fit la connaissance de Bolingbroke. Il est fort impressioné - je n'ai jamais entendu parler notre langue avec plus d'énergie et de justesse - par celui qui fut l'ami de Swift et de Pope. Energie et justesse donc.

Henry St John,viscount Bolingbroke à Voltaire.

Si vous êtes occupé dans le fonds de votre Normandie, Je ne le suis pas moins dans le fonds de mon hermitage. Les deux pièces que je raccommode sont moy et mon jardin. Le dernier de ces ouvrages répond assez à mes espérances. Ce n'est pas de même de l'autre. En sçavez vous la Raison, mon cher Voltaire? c'est que j'ai commencé à y travailler trop tard. Il n'est pas de l'esprit, ni même du coeur, comme de la terre. Il faut laisser reposer cellecy. Plus elle repose, et plus les moissons deviennent abondantes. Les autres au contraire périssent par le Repos. Ills prennent de mauvaises habitudes qui se laissent difficilement changer, et qui retournent avec grande facilité; semblables à ces terres qui sont couvertes de mauvaises herbes pour avoir été trop long temps en friche. Ces herbes sont arrachées avec une peine extrême, et malgré cela le Laboureur est pris pour dupe. Elles ont déjà jetté leurs graines qui germent dans la terre, et qui luy préparent pour les années suivantes un Renouvellement de travail aussy pénible qu'ingrat. Il y a pourtant, ce me semble, une différence entre l'esprit et le coeur, en faveur du dernier. Si vous réussisez à arracher les mauvaises herbes de celuy cy, le bon froment y viendra à mesure. Mais un esprit qu'on laisse trop longtemps en friche, ne se cultive plus avec avantage. Il devient dur, et stérile comme votre langue, qui ne me fournit pas le mot que Je cherche, et qui est si ridiculement précieuse que je n'ose pas employer l'image qui se présente. Vous disayje ce qui m'à fait perdre tant de temps? pourquoy non? L'indulgence de mon confesseur mérite bien que je pousse ma confession jusqu'au bout. En entrant dans le monde j'ay donné quelques marques de génie qui n'étoient pas communes à tous ceux de mon âge. Le publique y applaudit. Je crus d'abord que ces applaudissements étoient tout aussy faciles à conserver qu'à gagner, et que celuy dont le publique étoit content devoit être content de luymême. Très peu de temps m'a fait revenir de la première de ces Erreurs, J'ay découvert que le publique n'est bon que par étourderie, et qu'au fonds il est malin par principe, qu'il donne quelques des suffrages favorables, mais pour les avoir tels de suite qu'il faut les extorquer. Un temps plus long m'a guéri de la seconde de ces Erreurs, et j'ay appris qu'on n'a pas toujours Raison d'être content de soy quand le publique l'est.
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La Nature donne l'imagination, elle ne donne que la puissance d'acquérir le jugement. L'une ne demande que de la nature, l'autre veut être formé, et voilà ce qui est difficile à faire, si l'on ne commence de bonne heure. Chaque année il devient plus difficile, et après un certain nombre d'années il devient impossible de le porter à un certain degré de force, et à un certain point de précision. Il s'en faut beaucoup que vous ayez ce nombre d'années. Ne croyez pas pour cela que vous ayez du temps à perdre. La Nature vous a donné un grand fonds de bien, dépêchez vous à le faire valoir. Joignez ensemble, il ne tient qu'à vous, deux choses qui se trouvent rarement unies, et dont l'union pourtant forme ce qu'il y a de plus parfait dans notre monde intellectuel; la faculté d'inventer et d'orner, avec celle de tordre ces fils de raisonemens sans le secours des quels il est impossible de tirer la vérité des Recoins de ce Laberinthe où elle se cache fort souvent.
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Je vous remercie de tout mon coeur des sentimens que vous me témoignez, et de l'intérêt que vous prennez à ce qui me regarde. Je crois que je sauveray du bien. Si c'est beaucoup Je dépenseray plus, si c'est peu je dépenseray moins. Dans un cas comme dans l'autre je seray également heureux. Adieu. Je vous aime en vérité de tout mon coeur. En faveur de ma passion pardonnez à ma pédanterie.
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Ce 27 juin 1724, à la Source.