La vie politique de ce pays m'emmerde de plus en plus. Même si elle nous réserve quelque fois des moments d'amusement.

Déniché, par hasard dans une boite, pour C. Les plumes du corbeau et autres nouvelles cruelles de Jehanne Jean-Charles (Le Livre de Poche-1973). Cela devrait lui plaire. Du moins je l'espère.
Les nouvelles à connotation sociologique me semblent avoir vieillies, mais celles qui ressortent de la veine fantastique restent excellentes. Pas d'effet de style, on pourait même parler d'une sur-banalité de l'écriture, mais avec une attention au détail dans lequel l'inattendu vient s'engouffrer, le tout sur cinq ou six pages au maximun. C'est Pauvert son premier éditeur, qui je crois parlant de Jehanne Jean-Charles a dit : «Si elle était anglaise, elle serait lue dans le monde entier.» Ce n'est pas faux.
Ce n'est pas la peine de la chercher en librairie, aucun de ses recueils ne fait l'objet d'une réédition.
Deux textes donc de Jehanne Jean-Charles, le premier une variation sur le thème de l'enfant trouvé (un anti Sans famille), le deuxième (ici) sur l'innocence (un anti En famille).

Sa main ridée paraissait encore plus vieille sur le cuir lisse et rouge de l'album. Il l'ouvrit en soupirant et se pencha, très près. De toute façon il connaissait les photos par coeur, dans leur moindre détail :
La première de toutes : Tonio à six ans, maigre, gauche, l'air tellement effrayé dans ses habits tout neufs...
Celle-là datait du jour où Tonio était entré pour la première fois dans la maison. Depuis longtemps déjà, Alex Masson l'observait. Très exactement depuis la fois où un grincement horrible l'avait fait bondir hors de son fauteuil pour aller fermer sa fenêtre. Au lieu de cela, il était resté accoudé, contemplant deux étages plus bas, l'affreux vieillard barbu assis sur un pliant et le petit garçon qui raclait un minuscule violon.
L'enfant était beau et gracieux, malgré son aspect squelettique. Le vieillard, bien calé sur le coussin sale qui rembourrait son pliant, était hideux. Son estomac croulait sur ses cuisses énormes; sa barbe blanche mangeait ses joues flasques, mais il servait de repoussoir à la beauté désincarnée du petit garçon.
Une crainte irraisonnée de les voir avait conduit Alex Masson dans la rue et là, il avait été victime du coup de foudre définitif. Dans le visage de l'enfant, le nez délicat, la bouche parfaite n'étaient rien à coté des yeux. Plus que la forme c'était le regard qui échappait aux définitions. Et ce regard terrifié, intense, donnait à Alex Masson l'envie d'étrangler sur-le-champ l'ignoble vieux bonhomme repu, pour lui arracher son trésor.
Ill déposa un billet dans la sébile contre laquelle était posé la pancarte «aveugle». Le vieillard eut un marmonnement qui devait être un merci. Ses grosses lunettes noires brillaient dans le soleil.
Jour après jour, ils étaient revenus. L'obole exceptionelle en était sûrement la cause. Et chaque après-midi, à la même heure, Alex Masson guettait avec une impatience anxieuse le moment où retentirait l'affreuse musique que le pauvre ange tirait de son violon.
Déjà sa décision était prise. Il voulait que ce petit garçon devienne le sien. Veuf, sans enfant, il avait souvent pensé qu'un jour il rencontrerait ainsi, n'importe où, celui qui lui tiendrait lieu de fils. Et le temps pressait car il vieillissait.
Mais il ne savait comment s'y prendre. Ce vieillard cupide accepterait-il contre une forte somme d'abandonner son gagne-pain ? Personne ne lui aurait fait l'aumône sans ce chérubin près de lui.
Le problème se résolut pourtant sans qu'Alex Masson eut à intervenir.
Un jour, à l'heure habituelle, au lieu du crissement de l'archet, il entendit un grand cri. Il courût à sa fenêtre. Déjà, en bas, un petit attroupement se formait. Le vieillard était tombé près de son pliant renversé et le petit garçon cachait son visage dans ses mains. Un agent accourait.
Alex Masson descendit très vite. Sans qu'il ressente des remords, son coeur bondissait de joie. L'agent qui le connaissait bien le salua respectueusement. Oui, le vieux était mort brutalement. Crise cardiaque sans doute. Il habitait une masure de bois dans la zone. Le petit ne lui était rien. Le mendiant l'avait recueilli, avant de devenir aveugle, alors qu'il avait deux ans. Il ne parlait pas. Le vieux l'avait d'abord cru muet, mais il n'en était rien. Un enfant très intelligent au contraire. Bien sûr qu'il aurait dû être à l'école, mais quand il y allait, il était battu. Une assistante sociale s'en était occupée. Elle affirmait que l'enfant n'était pas malheureux. Quand on avait voulu l'emmener il avait d'abord poussé des cris déchirants. Ensuite il avait fait la grève de la faim. Finalement on l'avait rendu à son exploiteur puisqu'il lui était tellement attaché.
On l'appelait Tonio.
Ensuite tout se passa facilement : Tonio ne regimba pas pour suivre Alex Masson. Le jour même, un domestique courut acheter un vestiaire complet pour un petit garçon de huit ans. Un coiffeur vint qui lui coupa soigneusement les belles boucles brunes. Tout le monde fit la réflexion que ce petit garçon si maigre et haillonneux était pourtant fort propre. Il se baigna sans étonnement dans l'immense baignoire en marbre noir.
Et c'est tout de suite après, quand il eut revêtu son beau costume gris clair, qu'on le photographia. Ensuite Alex Masson voulut qu'on le laisse en paix.
Tonio s'apprivoisa assez rapidement. Longtemps il appela Alex Masson «Monsieur», mais il appris vite à sourire.Son merveilleux regard bleu se chargeait d'une douceur nouvelle. Alex Masson était heureux. Le jour où les formalités d'adoption furent terminées, il dit à son fils adoptif, avec une maladresse dont il était terriblement conscient, qu'il aimerait s'entendre appeler papa et Tonio le lui accorda le plus simplement du monde. Six années s'étaient écoulées depuis...
Alex Masson tourna encore une fois les pages de l'album. Il tâtait de ses doigts tremblants chaque photos, comme si elles avaient été pourvues d'un relief : Tonio sur la plage, regardant la mer ; Tonio à cheval ; Tonio faisant du ski ; Tonio, déguisé en mage dans une fête enfantine ; Tonio au golf, à la piscine ; Tonio, surchargé de prix, de coupes, de récompenses. Il réussissait tout ce qu'il entreprenait, les études comme les sports. Seule la musique lui inspirait une aversion totale. Sur la dernière photo, Tonio, qui à quatorze ans en paraissait dix-sept, n'était pas seul. Une fillette de son âge se tenait près de lui et le contemplait sans cacher son admiration. Tonio lui souriait.
Cela, Alex Masson le devinait beaucoup plus qu'il ne le voyait. Car, depuis quelques temps, il n'essayait même plus de se leurrer. Il savait qu'il était en train de devenir aveugle.
Le bonheur d'être père in Les plumes du corbeau (1962)