Où l'on essaie - tant bien que mal - d'établir une relation entre technique et ressentiment.

L'imprévu n'existe pas, répondit simplement Phileas Fogg.[1]

En niant l'imprévu, Phileas Fogg supprime tous les obstacles entre le possible et l'être. Homme-machine, ce qu'il faisait était mathématiquement toujours la même chose, le monde dans lequel il vit n'est qu'une abstraction, fruit du calcul.
Il lui faudra quatre-vingt jours pour commencer à comprendre que ce n'est point le possible qui devient réel mais le réel qui se fait possible.

"Comment concevez-vous, par exemple la grande oeuvre dramatique de demain ?" Je me rappellerai toujours la surprise de mon interlocuteur quand je lui répondis :"Si je savais ce que sera la grande oeuvre de demain, je la ferais." (...) Mais, lui dis-je, l'oeuvre dont vous parlez n'est pas encore possible. " - "Il faut pourtant bien qu'elle le soit, puisqu'elle se réalisera." - Non, elle ne l'est pas . Je vous accorde, tout au plus, qu'elle aura été." (...)
Au fur et à mesure que la réalité se crée, imprévisible et neuve, son image se réfléchit derrière elle dans le passé indéfini; elle se trouve ainsi avoir été, de tous temps possible; mais c'est à ce moment précis qu'elle commence à l'avoir toujours été, et voilà pourquoi je disais que sa possibilité, qui ne précède pas sa réalité, l'aura précédé une fois la réalité apparue. Le possible est donc le mirage du présent dans le passé; et comme nous savons que l'avenir finira par être du présent, comme l'effet du mirage continue sans relâche à se produire, nous disons que dans notre présent actuel, qui sera le passé de demain, l'image de demain est déjà contenue quoique nous n'arrivions pas à la saisir. Là est précisément l'illusion. (...)[2]

Un tour du monde pour se débarasser de ce qui n'est qu'une illusion.

Mais après ? Qu'avait-il gagné à ce déplacement ? Qu'avait-il rapporté de ce voyage ? Rien, dira-t-on ?

Et si, au bout du compte, ce Rien était ce que Spinoza nommait Joie.

Mais nous y gagnerons aussi de nous sentir plus joyeux et plus forts. Plus joyeux, parce que la réalité qui s'invente sous nos yeux donnera à chacun de nous, sans cesse, certaines des satisfactions que l'art procure de loin en loin aux privilégiés de la fortune; elle nous découvrira, par-delà la fixité et la monotonie qu'y apercevaient d'abord nos sens hypnotisés par la constance de nos besoins, la nouveauté sans cesse renaissante, la mouvante originalité des choses. Mais nous serons surtout plus forts, car à la grande oeuvre de création qui est à l'origine et qui se poursuit sous nos yeux nous sentirons participer, créateurs de nous mêmes. Notre faculté d'agir, en se ressaisissant, s'intensifiera.[3]

Notes

[1] Jules Verne - Le tour du monde en quatre-vingts jours

[2] Henri Bergson - Le possible et le réel.

[3] Id