On ne voit pas les armes, parce que je ne voulais pas les montrer. Ca aurait été trop facile.
Hubert Sauper.

S m'a envoyé un mail avec un lien qui pointe vers l'émission de Philippe Meyer - L'Esprit Public - diffusée le dimanche matin à 11h (après la messe) sur France Culture. L'Esprit public est une sorte d'annexe de la revue Commentaire; y devisent des Aroniens de diverses tendances et, il y règne un esprit de sérieux matiné d'understatement qui n'est pas fait pour me déplaire.
A la fin de l'émission, l'un des interlocuteurs conseille la lecture d'un article de François Garçon, paru dans le dernier n° des Temps Modernes(1) et consacré au Cauchemar de Darwin. J'ai suivi la prescription.
En guise de préliminaire, je dois préciser que la première fois où j'ai acheté et mangé de la perche du Nil, j'habitais en Bretagne à une centaine de kilomètres de la mer. Aussi lorsque le poissonnier du Super U me proposa de la perche du Nil, j'entendis perche d'une île. Une île du Morbihan par ex, pas trop loin, fraicheur garantie. Au bout de 6 mois, j'appris qu'il s'agissait du fleuve et pensai alors que le poisson venait d'Egypte ce qui, compte tenu de la distance ne garantissait plus rien du tout. Fin de mes rapports avec la perche du Nil, jusqu'à ce que je vois Le Cauchemar de Darwin que je n'ai pas aimé.
L'article de Wikipédia est une bonne illustration de ce qu'est le film.
Dans son article François Garçon montre comment le réalisateur en opérant à une simplification du réel - d'un coté les Tanzaniens damnés de la terre, de l'autre les Européens trafiquants, pilleurs, porteurs de maladie et tueurs de putains - cherche à donner une image conforme au désir du spectateur. Il semblerait que la réalité soit plus complexe.
- La perche a été introduite dans les années 50, on est donc loin du nouvel ordre néo-libérale, dans le cadre d'un vaste programme de développement de la région, programme financée en partie par l'OCDE et les pays nordiques. L'objectif était d'introduire une ressource renouvelable qui pouvait être traitée sur place.
- D'aprés les calculs de Garçon, 74% de ce qui est péché dans le lac Victoria n'est pas exporté et 40% est consommé sur place. Il n'y a donc pas pillage.
- Aucune preuve n'est donnée du trafic d'armes (aucune image du déchagement des armes). La seule déclaration à propos de ce trafic se rapporte à une livraison à l'Unita en Angola (conflit qui s'est terminé en 2003). A partir de cette déclaration, le raisonnement mis en place est le suivant:
1) Des armes qui ont servi dans un conflit ont été livrées.
2) Les pilotes transportent du poisson.
3) Les armes s'échangent contre le poisson.
Technique classique de l'amalgame qu'illustre assez bien l'affiche du film.
- Rien sur Mwanza présenté comme le trou du cul du monde alors que c'est une ville de 800 000 habitants avec ses contrastes sociaux.
Et ce ne sont là que quelques exemples donnés par F Garçon.
Ahurissante est donc selon lui l'approche critique, il la qualifie d'hémiplégique, qui a présidé à la réception du film. Tout s'est passé comme si la sincérité de Sauper avait eu valeur de d'argument scientifique entrainant une désactivation de l'esprit critique.
Dans sa réponse à Garçon, également publiée dans Les Temps Modernes, Sauper, comme le fait remarquer P Meyer, reste dans le registre de l'émotion. Il déclare: Le Cauchemar de Darwin n'est pas une expertise socio-économique, ni sur la Tanzanie, ni sur la perche du Nil...seul l'humain m'intéresse. Certes, mais cela doit-il l'exonérer d'un minimum de rigueur ? D'autant que le film est justement reçu comme une dénonciation objective d'un état de fait et non comme une oeuvre militante.
Il ne s'agit pas de réclamer je ne sais quelle objectivité, dont on sait qu'elle n'est pas atteignable, ni de nier l'existence des problèmes, mais seulement d'essayer de s'extraire du maelström, où chacun - réalisateur, spectateur, critique - au nom de la mauvaise conscience (maladie infantile de l'humanisme), se nourrit de l'attente de l'autre. Juste essayer de briser le cercle des certitudes.

Add du 01/03/06 : "Une rencontre" entre Sauper et Garçon ici

(1) Les Temps Modernes n°635/636