A propos d'un fleuve et d'une forêt qui m'ont coûté cher:

Je chanterai les fleuves de la Terre.(...)
L'Amazone est géographique. Son embouchure enferme une île grande comme la Suisse. Il roule le quart de l'eau douce du globe (et peut-être même les trois quarts). Il charrie sur son flot des prairies tout entières avec des arbres aussi hauts que des immeubles, pleins de serpents et de singes-araignées que l'homme contemple de la rive avec effroi. Il est peuplé de "pirènes" sanguinaires. Ces menus poissons accourent par millions sur leur proie. Si on leur jette un boeuf, une vache, un mauvais voisin, il n'en reste plus rien deux minutes après le geste ; avec un veau, une minute suffit. L'eau est toute rouge. Aussi personne ne jette-t-il de boeuf dans l'Amazone. Ni même de veau. Et il n'y a pas de voisin. Il n'y a d'ailleurs personne. Rien que de la végétation. Une incroyable végétation. Derrière l'auto, on voit repousser les arbres. C'est l'enfert vert : ténèbres et verdures. Un sol spongieux, des oiseaux de feu, des bêtes gluantes, des monstres mous, des serpents jaunes, des araignées comme des crapauds et des crapauds commme des ballons de football. C'est ce qu'on appelle la forêt vierge. Mon ami Rognoni, qui y est allé, dit qu'elle ressemble au bois de Vincennes, en moins dangereux. Qui faut-il croire ? Tous les reporters en reviennent avec de l'urticaire. L'Amazonie est une invention des pharmaciens.
A.Vialatte - Chroniques de la Montagne - 4 août 1968.