Retour chez Balzac.

— Ne vous ai-je pas dit que nous ne connaissons pas toutes les racines du hasard ? Carrel était dans une position identique à celle de cet orateur. Ce sombre jeune homme, cet esprit amer portait tout un gouvernement dans sa tête ; celui dont vous me parlez n’a que l’idée de monter en croupe derrière chaque événement ; des deux, Carrel était l’homme fort ; eh ! bien, l’un devient ministre, Carrel reste journaliste : l’homme incomplet mais subtil existe, Carrel meurt.
Z. Marcas

Balzac nouvelliste. On ne dira jamais assez que Balzac fut aussi un grand auteur de nouvelles et que Adieu est un chef d’œuvre dont on se plait à imaginer ce que pourrait en faire au cinéma un Spielberg par ex.
Z. Marcas donc.
Quatre premiers paragraphes où Balzac se livre à des variations vertigineuses autour du caractère fatal de ces sept caractères, variations qui ne sont guère éloignées des rêveries parfois délirantes d'un Roland Barthes.
Z. Marcas. Texte de la désillusion et du désenchantement éprouvés par la génération de 1830. Les personnages dont le narrateur ne trouvent leur salut que dans l'exil. Quand à Marcas, incarnation de l'intelligence politique inemployé, il est trompé, trahi et meurt seul en 1838.
Marcas tient tout à la fois de Balzac, et d'Armand Carrel.
Directeur du National, journal d'opposition à la monarchie de Juillet, il y rédige les articles politiques, Carrel est une figure marquante en ce début des années 30. Il mourra en 1836 suite à un duel qui l'oppose à Émile de Girardin, le directeur de La Presse. Respecté par tous - Chateaubriand lui consacre des pages dans ses mémoires - , il est admiré pour son sens de la probité et sa rigueur.
C'est donc à ce modèle que se réfère Balzac en juillet 1840, date de la prépublication de Z. Marcas dans le premier numéro de la Revue parisienne, l’éphémère revue (seuls trois numéros paraitront) fondée par Balzac.
Mais quelles sont les traces de la pensée politique de Carrel chez Balzac en cette année 1840 ?
Il me semble en déceler, outre l'allusion directe à la personne du journaliste, deux.
- Nous ne connaissons pas toutes les racines du hasard ? déclare Marcas. Peut-être faut-il voir là une référence à un article de Carrel du 18 février 1830 où à propos de la Charte, il écrit que celle ci n'a point été octroyée mais conquise, qu'elle ne vient point d'une volonté royale sujette aux bonnes inspirations comme aux mauvaises, et libre d'agir à son caprice, mais de la force des choses (...) auquel il n'est pas possible de donner le change.
Donner au hasard des racines, c'est lui ôter tout caractère contingent, c'est lui substituer la force des choses.
- La deuxième trace de la pensée de Carrel, je la retrouve dans le numéro de juillet 1840 de la Revue parisienne, celui là-même où est prépublié Z. Marcas.
Se livrant à une démolition de Léo, roman d'Henri de Latouche, Balzac écrit : Loin de moi l'idée de condamner les convictions, quoique entre vous et moi , je trouve ce qu'on appelle une conviction, quelque chose de bien stupide : Lafayette,homme à principes politiques, n'a fait que du mal à son pays, que M. de Talleyrand, algébriste impitoyable, a deux fois sauvé (...) Une conviction est un sentiment. Les sentiments ne s'analysent pas, ne se raisonnent point.
Carrel écrivait quant à lui, le 18 mai 1833, dans un article intitulé Républicains de fait:

Nous supposerons un homme qui ait paru avec éclat à l'Assemblée constituante, puis consacré ses talents au directoire , au consulat, à l'empire , ramené la restauration, et mis enfin sa longue expérience au service de la monarchie du 7 août. Cet homme est nécessairement un républicain de fait, c'est - à -dire que la forme de gouvernement et la qualité de ceux qui gouvernent lui importent fort peu . Les institutions elles mêmes lui paraissent indifférentes ; et il se considère si bien comme n'appartenant qu'au pays, qu'à travers toutes les révolutions il doit surgir pour se dévouer à la chose publique.
Ces grands caractères sont au-dessus de la niaiserie des sentiments et de la futilité des opinions. Ils se regardent même comme au-dessus des gouvernements auxquels ils prêtent l'appui de leurs talents ; et ils ont raison par le fait, puisque ces gouvernements tombent sans retour les uns sur les autres, et qu'eux ne tombent momentanément que pour mieux se relever. En effet, que deviendrait la patrie à laquelle ils se sont voués, si leur haute capacité ne trouvait à s'ingénier sous tous les régimes ? Que dirait la postérité d'un pouvoir qui s'abîmerait sans qu'ils y aient mis la main ?

Stupidité du sentiment d'un côté, niaiserie de l'autre.
Comme on le voit, on peut trouver en cette cette année 40 des similitudes de pensée entre Carrel et Balzac mais il convient aussi d'apporter les précisions suivantes.
- A notre connaissance, jamais Carrel ne mentionne le nom de Balzac dans ses articles.
- De Thiers - celui dont vous me parlez n’a que l’idée de monter en croupe derrière chaque événement - Balzac disait :M. Thiers est une girouette qui, malgré son incessante mobilité, reste sur le même bâtiment.
- En septembre 31, un rédacteur du National donne un compte rendu négatif de La Peau de chagrin roman dans lequel il voit une forme de désespérance liée à un froid égoïsme inapte à changer la donne politique.
- Si Carrel ne fut que journaliste, il n'en joua pas moins un rôle politique de première importance puisque ses articles permirent, en 1831, l'abolition de l'hérédité à la la Chambre des pairs.