Novembre 1901 : première représentation de Au téléphone d'André de Lorde et Charles Foley. La pièce devint très rapidement un succès du Grand Guignol. En 1909, Griffith en donne une adaption sous le titre The Lonely Villa (La villa solitaire) et plus récemment , c'est Noël Herpe qui, en 2017, filme une version fidèle au texte d'origine : une femme seule avec son enfant entend des bruits bizarres dans sa villa. Elle télephone à son mari qui entend impuissant le drame qui se joue. Sur le registre de la terreur la pièce met en scène la présence et l'absence qu'incarne le téléphone.
Mais dès 1885, Charles-Marie Flor O'squarr, dans un texte beaucoup moins connu, donne à entendre dans une courte nouvelle "la dimension érotique" de l'invention de Graham Bell et découvre ni plus ni moins que l'amour au téléphone.


—Allo! Allo!

—Allo!

Et je lui fais ma cour.

J'ai découvert enfin l'amante que nul soupçon n'effleure, la femme docile, souple à ma fantaisie, et dont je ne me lasserai point. Quand je le désire,—et selon mon caprice volontaire,—elle est blonde, ou brune, ou rousse, ou toute parfumée de poudre; sans qu'il me soit besoin de prononcer une parole, elle s'habille à ma guise, tantôt en mignonne Parisienne dont le satin collant révèle la pureté noble des formes, tantôt en princesse, tantôt en belle comédienne. Elle consent à prendre, au besoin, le visage de la femme quelconque que j'ai aperçue seulement de loin, et que je désire. Lorsque, pris d'une ambition impossible, mon rêve s'envole là-bas, là-bas, aux pays bleus des forêts vierges égayées parle bizarre plumage des oiseaux de paradis et l'agilité des jeunes singes; lorsque mon esprit hante les rivages africains, les havres bleus, les lointains exquis du Bosphore ou de Yokohama, elle se transforme au gré de mon envie, devient l'énervante créole d'Haïti, la Chinoise, couleur de cuivre, grisée de langueurs et d'opium, la chaste et impudique aimée, la Mauresque voilée dont on aperçoit seulement, entre le sourire du masque, les grands yeux profonds et noirs.

Bref, elle est ma maîtresse—ou mon esclave.

—Allo! Allo!

—Allo!

Et soumise! Au premier appui, elle se hâte. Si la causerie ne m'amuse pas, si je broie du noir ou si j'ai mal à la tête, je l'abandonne, je la quitte. Je prends mon chapeau, je sors. Elle ne se fâche pas, n'a pas une protestation, pas une moue. Il me suffit de l'avertir par un triple signal de sonnettes perlées, conformément au règlement. Quelquefois, elle m'appelle, mais c'est toujours avec un absolu désintéressement. Un ami me demande, et elle s'offre comme intermédiaire.

Nous causons surtout la nuit, car, durant une partie de la journée, elle se repose. Son service au bureau central des téléphones est ainsi réglé. M'arrive-t-il de rentrer tard dans mon logis de célibataire où je remonte seulement à regret—la nature a horreur du vide—je cours à la plaque et les vibrations commencent. Grâce à elle, chaque soir une voix de femme me souhaite la bonne nuit, le repos, les songes, fermant ma journée par un peu de charme et de grâce. Son «bonsoir, mon ami!» m'a fait souvent oublier les misères, les écoeurements de l'existence quotidienne, Spirituelle et gaie, elle rit d'un bon rire heureux, d'un rire d'enfant, qui me fait deviner de jolies dents et des lèvres fines. Et cela me fait du bien de l'entendre, son rire, quand je me sens le cerveau abruti par le travail ou le coeur noyé de spleen.

—Allo! Allo!

—Allo!

—C'est toi?

—Oui! Bonjour! bonjour!

Je me rappelle délicieusement le jour des aveux.

Je venais de causer avec mon notaire et, l'entretien achevé, elle avait oublié de rompre la communication. L'entendant rire et causer avec ses petites amies, je la rappelai, j'insistai sur mes madrigaux de la veille. Je traversais une de ce heures moroses qui favorisent l'attendrissement; au lieu de lui répéter les bêtises de chaque jour, je devins grave, sérieusement grave, avec une conviction que je ne sus m'expliquer par la suite, et je laissai tomber dans l'instrument de Graham-Bell une envie de pleurer contenue depuis la veille.

Ce fut exquis. J'eus l'aplomb de me plaindre, de lui parler de mon isolement, du néant stupide de ma vie de garçon. Elle se révéla bonne comme du bon pain, me donna des conseils de soeur aînée, poussa la complaisance jusqu'à me gronder. Puis, j'entendis sangloter ses confidences. Elle vivait seule, elle aussi, et triste. Plus de papa, plus de maman, pas d'amoureux, aucune amie, hormis les petites camarades du bureau central. Ah! la vie n'est pas gaie!… Je lui proposai carrément de combiner nos deux solitudes en un tête-à-tête. Quel impair!

—Pour qui me prenez-vous, monsieur?

—Pour moi!

Elle interrompit le courant, net, et quand, résolu à lui faire accepter mes excuses, je lui criai: «Allo! Allo!»—elle s'était fait remplacer par un vieux monsieur qui me répondit:—«Allo! Allo!»—d'une voix brisée par quarante années d'absinthe suisse.

Dans la journée, je pus lui demander pardon. Elle eut pitié. Je jurai de ne plus jamais recommencer—jamais, jamais. Et comme une vague tendresse m'étourdissait de ses vertiges, j'osai. Oh! la durée d'un éclair. La plaque vibrante, étonnée, répéta le bruit d'un baiser qui courut en frémissant sur les fils et alla s'échouer aux oreilles de ma conquête;—et à ce baiser, sonore, emporté, vainqueur, un autre baiser répondit, doux, doux, doux comme un souffle. Et crac! la communication fut interrompue,—hélas!

—Allo! Allo!

—Allo!

Je fus une fois huit jours sans l'entendre. Une jeune fille quelconque la remplaçait, à qui je n'osai rien demander. Que se passait-il? Ma maîtresse avait-elle été flanquée à la porte? L'avait-on exilée du bureau central dans un bureau de quartier? Comment savoir? La moindre question pouvait la compromettre. D'ailleurs j'ignorais—j'ignore encore—son nom.

Une nuit, la sonnerie me réveilla. Évohé! c'était son timbre!

—Allo! Allo!

—Allo!

Elle m'expliqua sa longue absence: une bronchite, une vilaine bronchite qui l'avait clouée au lit pendant toute une semaine. Pauvre petit chat! Je lui conseillai la teinture d'iode et des infusions bien chaudes. Sa convalescence me fournit mille prétextes à communications. Vingt fois par jour, je m'informai de son état. Ça allait mieux? Bon. A tout à l'heure!

Et cette idylle électrique dure depuis deux ans bientôt. Contrairement à l'usage, nous n'avons pas d'enfants, mais cela s'explique. Dame! le fil!…

Nous nous aimons comme ça, et, ma foi, nous sommes heureux. Cet amour durera. J'ai le droit de vieillir, et elle peut devenir laide; ça ne nous séparera pas. Je la verrai toujours avec des yeux résolus à l'admirer; et si ses cheveux blanchissent, si nos dents tombent, je l'ignorerai.

Et moi, je puis devenir chauve, obèse, manchot, voûté, goutteux—impunément,—sans cesser d'être aimé.

—Allo! Allo!

—Allo!

In Les fantômes, Etude cruelle, Charles-M. Flor O'Squarr, 1885