Le septième jour, nous arrivons en vue de New-York, par un matin d'été à la fois brûlant et voilé. Nous n'avons pu débarquer hier, à cause de l'heure tardive, et je m'en réjouis devant l'incomparable tableau de cette entrée. Le paquebot remonte la bouche de l'Hudson, qui sert de port à la grande ville, avec un mouvement aussi doux qu'il était rapide voici vingt-quatre heures. Rien que cette sensation vaudrait le voyage, tant elle est inattendue et profonde. L'énorme estuaire frissonne et clapote, remué par le dernier battement de l'Atlantique, et sur ses deux rives, si loin que le regard puisse aller, à droite où s'étale New-York, à gauche où grouille Jersey-City, indéfiniment, interminablement, c'est une suite de courtes jetées en bois, larges et couvertes. Des noms s'y inscrivent, ici d'une compagnie de chemins de fer, la d'une compagnie de bateaux, puis d'une autre compagnie de chemins de fer, puis d'une autre compagnie de bateaux, et indéfiniment aussi de chacune de ces jetées un gigantesque bac se détache ou s'approche, emportant ou vomissant des passagers par centaines, des dizaines de voitures tout attelées, des trains entiers de marchandises. Je compte cinq et six de ces bacs, puis quinze, puis vingt. Énormes, surplombant l'eau verte de leurs deux étages peints en blanc et en brun, ils vont, battant cette eau pesante de leurs roues de fer, et sur leur sommet un gigantesque balancier rythme leur mouvement uniforme. Ils vont, se croisant, se frôlant, sans jamais se heurter, tant leur marche est précise, avec des apparences de colossales bêtes laborieuses dont chacune accomplit sa tâche avec une sûre conscience. D'innombrables petites chaloupes, agiles et trapues, courent au travers. Ce sont des remorqueurs. Le remous secoue durement leurs coques minces, et l'on entend le souffle rude de leurs machines, robustese et larges poumons d'acier qui remplissent tout leur petit corps. On la sent cette robustesse à leur élan, mesuré si juste que, sans jamais le ralentir, ils volent entre les lourdes masses dont le choc les chavirerait. Derrière eux ils traînent de toutes fragiles barques chargées de deux, de trois, de quatre hommes. — Le mince et pauvre esquif tremble, disparaît presque dans le glauque sillage, creusé profond sur cette eau, si labourée, si fouettée, qu'elle se dresse en vagues. De temps en temps un de ces remorqueurs jette un coup de sifflet, aigu et déchirant, qui se mêle au rauque beuglement des bateaux passeurs. Et les uns et les autres circulent sur cette vaste rivière que remontent et que redescendent, avec la même lenteur que nous, cinquante paquebots peut-être, grands comme le nôtre, venus de l'Europe, venus de l'Amérique du Sud, venus de celle du Nord. Les hautes coques rouges fendent avec une douceur puissante la nappe écumeuse, chargée de tant de travail humain, de tant de vies humaines. Dans la brume chaude les formes s'effacent, les contours s'estompent, se fantômatisent. D'autres paquebots apparaissent, s'esquissant, se devinant par derrière ceux-là, et par derrière encore un monstrueux entrecroisement de vergues et de mâts, colossale, dominant cette gigantesque usine mouvante, qui donne l'impression d'être l'entrepôt du monde entier. La statue de la Liberté surgit, silhouettée dans la buée et haute comme un phare. Cependant les deux villes, à droite et à gauche, continuent de s'étendre à perte de rêve. Penché du côté de New-York, je démêle des maisons toutes petites, un océan de constructions basses d'où émergent, comme des îlots aux abruptes falaises, des bâtisses de brique si hardiment colossales que, même d'ici, leur hauteur écrase le regard. Je compte les étages au-dessus de la ligne des toits : une d'elles en a dix, une autre en a douze. Une autre n'est pas finie. Une armature de fer évidée dessine dans le ciel le projet de six de ces étages au-dessus de huit autres déjà construits... Gigantesque, colossal, démesuré, effréné, — on répète malgré soi les mêmes formules, car les mots manquent pour égaler cette apparition, ce paysage où la bouche énorme du fleuve sert de cadre à un déploiement d'énergie humaine plus énorme que lui. Arrivée à cette intensité d'effort collectif, cette énergie devient un élément de la nature. L'histoire ajoute à cette impression, pour la redoubler, la brutalité indiscutable de ses chiffres. En 1624, — il n'y a pas beaucoup plus de deux cent cinquante ans, — les Indiens vendaient à un Westphalien la pointe de cette île de Manhattan. Il fondait cette ville que voici devant moi. C'est la poésie de la Démocratie et c'en est une que ces poussées de vitalité populaire, où l'individu disparaît, où l'effort personnel n'est plus qu'une note perdue dans un immense concert. Ce n'est certes pas le Parthénon, ce petit temple sur une petite colline, où les Hellènes ont résumé leur Idéal : presque pas de matière, et de l'Esprit de quoi l'animer toute, jusqu'au moindre atome, avec de la mesure et de l'harmonie. Mais c'est l'obscure et violente poésie du monde moderne, qui vous donne un frisson tragique, tant il tient d'humanité volontaire et forcenée dans un horizon comme celui de ce matin, — et il est le même tous les jours !...

Paul Bourget, Outre-Mer (Notes sur l'Amérique), 1895