Ce petit livre se compose de lettres écrites, au cours d'un voyage dans l'Amérique du Nord, juste à la veille de la guerre. Elles sont sans aucune prétention : leur seul mérite est d'avoir été rédigées sur place, au jour le jour, sous l'impression directe des choses et des gens.

New-York, le 1er juin 1914.

Les choses belles ne sont pas nécessairement grandes, mais il y a dans les choses vraiment grandes un élément certain de beauté. Telle est l'impression que m'a laissée New- York, que je n'avais pas vu depuis dix ans.




Le charme des États-Unis (et ils ont un indiscutable charme), c'est leur exotisme. Quelques apparences, toutes superficielles, y sont anglaises ; en réalité, il s'agit bien d'un nouveau monde, n'ayant plus qu'une parenté lointaine avec l'ancien continent.




La nature d'abord est taillée dans des proportions plus larges. Par une chaude et merveilleuse nuit de mai, l'arrivée dans la rade, avec les mille lumières des étoiles et les lumières presque aussi nombreuses de la côte, évoque quelque rêve de nature et d'humanité tropicales. Voici, sur la pointe extrême de la terre, en face de l'Atlantique, les illuminations violentes de Coney Island (leur Magic City). De près, ce serait un spectacle vulgaire. De loin, c'est une évocation un peu mystérieuse de fête et de luxe. Et puis, tout au fond, à une hauteur énorme et comme invraisemblable, voilà les buildings géants, dont l'éclairage sur l'horizon sombre produit un effet d'extraordinaire lanterne magique. Tout cela est énorme, et l'on comprend un peu que les Américains, quand ils viennent chez nous, trouvent tout petit.




L'entrée dans le port, le lendemain matin,, et la vue de la ville dans la splendeur d'un beau jour d'été ne modifient pas cette première impression. Située sur une longue langue de terre pointue, entre deux fleuves larges comme des estuaires, la cité de New-York, avec ses deux villes annexes de Brooklyn et de New-Jersey City, rappelle un peu, par sa position, la Corne d'or de Constantinople. Les eaux très bleues sillonnées d'innombrables navires, la triste masse rouge-brique des villes qui se dressent autour des deux bras de mer, l'immense activité, l'intensité de vie que respire cet ensemble colossal de cinq millions d'âmes, voilà un décor merveilleux de capitale mondiale. Quelle magnifique série un Claude Monet ne tirerait-il pas du puissant spectacle de cette ville étonnante !

Par exemple, il n'y a que l'ensemble qui puisse donner une impression de beauté. Le détail est simplement affreux. Toutes ces maisons carrées, sans toits, ressemblent à une accumulation de boîtes d'épicerie géantes qu'on aurait mises côte à côte.




C'est au milieu d'elles que s'élèvent, dans le quartier des affaires et un peu plus loin dans le quartier des hôtels, les fameux buildings cent fois décrits. En dix ans, leur nombre, leur hauteur se sont prodigieusement accrus. C'est par douzaines que s'élèvent ces bâtisses, la plupart exactement semblables, comme architecture, à des commodes ou à des armoires monstres. En 1904, lors de mon dernier voyage, le plus grand building avait 40 étages. On a édifié depuis un nouveau bâtiment de 60 étages et de 250 mètres de haut, le Woolworth building. Sa forme affecte une ressemblance tout à fait inattendue avec la cathédrale de Strasbourg vue par le devant. Il y a une sorte de clocher doré gothique. Du haut de cette tour, d'où l'on domine cent kilomètres de paysage, on peut voir, tout à côté, un autre building dont le toit est manifestement copié de la Sainte-Chapelle. Le hall central du monument est d'un style byzantin surchargé, où aucune dorure n'a été épargnée. Les Romains de la décadence se plaisaient à ces combinaisons de styles disparates. Du reste, de même que ce New-York géant, la Rome impériale devait donner constamment l'impression du colossal, sinon de la pure beauté.




Les hommes qui circulent dans cette ville, en armées pressées, sans cesse renouvelées, donnent plutôt l'idée d'un peuple en formation que d'une population constituée. Je n'avais pas conservé le souvenir que leur type fût si peu fondu. Sur une demi-douzaine d'hommes qui passent on discerne aisément un juif (ils sont 1 million à New- York), un Irlandais, un Allemand, un Méditerranéen ; les types purement yankees sont rares. Cela forme un mélange singulier de caractéristiques ethniques qui semblent se contredire : les gens sont à la fois flegmatiques et excités ; et ce n'est pas sans étonnement qu'on retrouve un peu partout des attitudes paresseuses et un peu canailles de lazaroni !

Mais, ce que tous ces hommes ont, sans conteste, c'est une allure commune. Oui, c'est par là qu'ils sont vraiment unifiés et qu'ils forment, sinon par la race, au moins par l'âme (si l'on peut dire), un peuple ayant sa personnalité. Une activité tendue, qui ne se relâche pas, une volonté consciente de se pousser, de percer, d'agir, voilà ce qui, sans exception, distingue chacun d'eux. C'est comme une estampille que l'Amérique met immédiatement sur eux. Et de l'action puissante de ce creuset, les éléments envoyés par la vieille Europe sortent décidément méconnaissables. Je n'avais jamais senti si fortement à quel point le nouveau monde est vraiment un autre monde.

ANDRE SIEGFRIED, DEUX MOIS EN AMÉRIQUE DU NORD à la veille de la Guerre (Juin-Juillet 1914), LIBRAIRIE ARMAND COLIN, 1916