Le jeune homme et les cavaliers, Jean Emile Laboureur, 1913.

Parmi les voitures de bouchers, débordantes de linges sanglants, un gros omnibus descendait la rue de Flandre, en allant de droite et de gauche, dans on lourd trot menaçant. Et l'on entendait parfois la plainte rauque du tramway d'Aubervilliers, noir et jaune, qui filait tout droit, au ras de la chaussée, et semblait pousser devant lui ses deux chevaux gris osseux. Sur les trottoirs se pressaient des ouvriers, revenant du travail. et les vestes bleues croisaient ou dépassaient les vareuses sombres.
Indifférents à la douceur de cette fin de jour, Léon, dit Bubu, et Tocquin, dit la Toque, attablés à la terrasse d'un troquet, considéraient tristement le diminution progressive de deux absinthes. Ces deux compagnons ne revenaient pas du travail et ne rentraient pas, comme les autres. au logis, car ils n'avaient ni travail ni logis. Pour tout dire, La Toque et Bubu étaient de ces jeunes parisiens, dont la profession, jalousée et dénigrée par leurs concitoyens, consiste exclusivement à être aimés. Pour l'instant, ils étaient victimes de la générosité égarée du gouvernement qui, depuis la veille, avait pris à sa charge la nourriture et le logement de leurs maîtresses. Ils se seraient écriés volontiers: plus d'amour, plus de ressources, partant plus de joie - la joie, chez ces jeunes hommes, n'étant pas une conséquence directe de l'amour.
La Toque était blond, pâle et mince, avec des yeux gris songeurs. Il laissait pendre, collé a sa lèvre dédaigneuse, un papier noirci, vestige éternel d'une cigarette. Bubu était trapu, coiffé d'un noir serre-tête de cheveux ras. De son visage blême émanait une arrogante hostilité. Il était peu loquace. Son vocabulaire se limitait à une parole historique, énergique et brève, qui lui servait tour à tour à exprimer sa colère, sa tristesse, sa stupeur ou ses espoirs.
Or c'était une tristesse morne que ce mot favori traduisait ce jour-là. Les deux compagnons, à bout de ressources, étaient perplexes. S'ils avaient eu vent de quelque mauvaise action avantageuse qui, pour un mois ou deux, eût pu les tirer d'embarras ! Mais la Toque avait beau faire galoper son imagination autour des villas de la banlieue, il ne voyait partout que danger trop grand au profit trop aléatoire. Or c’était un garçon prudent ; il lui fallait de bons coups de « père de famille », et ces opérations-là ne se trouvent pas tous les jours. Il faut avoir été pressé par la nécessité pour se rendre compte que les occasions d'égorger profitablement son prochain sont beaucoup plus rares qu'on ne pense.
Le jeu de bonneteau, que la Toque et Bubu pratiquaient avec une certaine habileté, exigeait une mise de fonds qu''ils étaient hors d'état de fournir.
C'est ainsi qu'ils méditaient, devant leurs verres vides, et vides à jamais maintenant, car les raisons majeures qui s'opposaient à l'amélioration de leur sort leur interdisaient les consommations renouvelées.
C'est à ce moment qu'entrèrent dans Paris par la porte de Flandre la fée princesse Adonide et l'enchanteur Alysson chevauchant des licornes blanches, dont un étui d'argent enserrait la longue corne d'ivoire. Ils étaient suivis par un docile casoar, qui portait les provisions de bouche, des sandwichs de pain doré au foie d'oiseau bleu, ainsi qu'une réserve de lait d'hermine, incluse en deux petits tonnelets de bois des îles.
Les deux voyageurs fabuleux, vêtus d`un simple costume de brocard mauve, de demi-saison, n'excitèrent pas sur la place des Abattoirs le mouvement de curiosité auxquels ils étaient en droit de prétendre, et qu'ils ne recherchaient pas d'ailleurs. Les nombreux garçons bouchers qui sillonnent cette place à toute heure du jour, ne semblèrent pas les voir, et, en réalité, ne les virent point. Car, malgré leur carrure antique, leur chevelure et leur visage de lutteurs, leurs oripeaux farouches et maculés d'une pourpre héroïque, les bouchers sont de dignes enfants du siècle. Leurs yeux, éduqués par la raison, n'admettent, ne reconnaissent, et ne voient même que les phénomènes scientifiquement expliqués. II arrive d'ailleurs communément que des touristes, appartenant au meilleur des mondes merveilleux, passent ainsi inaperçus dans la grande ville. Ils en profitent pour visiter tranquillement les églises et les musées. A l'aide d'anneaux et de talismans, qui les dirigent presque aussi sûrement qu'un Bedaeker, ils trouvent imperturbablement le chemin qu'il faut prendre, le véhicule à choisir, et, dans les expositions de tableaux, les œuvres-d'art qu'il est bon d'avoir admiré.
Ce n'était pas cependant pour une excursion de ce genre qu' Adonide et Alysson, descendaient la rue de Flandre, au pas de leurs montures. S'ils regardaient curieusement les passants et les devantures, c'est que désireux de se distraire, et n'ayant rien à visiter à Paris, ils cherchaient un « sujet » pour une petite expérience de psychothérapie magique. Leurs regards tombèrent sur Bubu et la Toque qui étaient restés sur leurs chaises, retenus à cet endroit par la tristesse de leur situation, de plus en plus inextricable. Ils faisaient une mine si piteuse, qu' Adonide voulut s'enquérir du motif de leur désespoir. Elle s'approcha donc du trottoir et, de la longue tige d'ébène qui lui servait à la fois de cravache et de baguette de fée, elle toucha l'épaule de Bubu et l'épaule de Tocquin. Ce simple attouchement désilla les yeux des deux compagnons.
L'ahurissement qu'ils ressentirent fut si comique que l'enchanteur s'en éjouit. Bubu roulait des yeux énormes et la mâchoire inférieure de la Toque pendait, comme décrochée. Adonide, sans s'émouvoir, lui posa la question, qui depuis les temps légendaires, sert de début aux interviews de mortels et de fées.
« Faites un souhait, ô faibles hommes, et par ma toute puissance, il sera réalisé ».
Mais les faibles hommes ne répondirent point, étant trop abasourdis encore et, complaisamment, la bienfaisante Adonide jugea bon de leur venir en aide.
« Peut-être, dit-elle, souhaitez-vous une femme qui vous aime ? »
Bubu bégaya: « Une femme qui nous aime... »
« Penh! » interrompit la Toque, qui commençait à reprendre ses esprits, « par le temps qui court, ça rapporte si peu. »
Sa voix s'était raffermie, et tranquillement, il formula son désir: « Nous voulons, dit-il, être riches. »

Suivant leur sacramentelle expression, les courriers mondains qualifièrent d' « éblouissante », la garden party qui fut, pour le comte Gaspard, 1'occasion de présenter à ses amis, ses deux neveux de « retour », disait-il, « d'un lointain voyage en yacht dans les mers polynésiennes. » Bubu, baptisé Freddy, et la Toque, dénommé Romuald, réussirent à plaire dès l'abord. Un subtil et disert théoricien du dandysme leur trouva cet air de distinction et de race qui ne s'acquiert pas et ne trompe jamais.
Dans les jours qui suivirent, Freddy et Romuald se souvinrent à propos qu'ils avaient jadis fait la cote sur maint champ de courses suburbain. Ils montrèrent, dans les questions du turf, une compétence réelle, non pédante, et qui fut fort appréciée. Des jeux athlétiques internationaux furent l'occasion de leur succès définitif. Romuald-la Toque battit sur les haies les meilleurs champions du Manhattan Athletic Club, de New-York, et Freddy-Bubu fit preuve d'une force musculaire remarquable, au lancer du marteau.
Sur les choses littéraires, ils gardèrent un silence motivé, et du meilleur ton. Dans la conduite de leur vie, ils apparurent comme d'élégants et corrects égoïstes, et leur amour du prochain ne dépasse. pas les limites d'une obligeante courtoisie. Vis-à-vis des femmes, leur arrogance et leurs audaces de désabusés précoces leur gagnèrent beaucoup de cœurs, qui voulaient se sentir aimés et méprisés.

Un jour qu'ils jouaient au lawn-tennis sur la terrasse d'un château, la fée et l'enchanteur s'arrêtèrent auprès de la grille et se réjouirent ensemble du résultat prodigieux de la cure morale qu'ils avaient accomplie.
Ils avaient opéré une rédemption véritable. Deux êtres vicieux, deux réprouvés usaient leur vie à rien faire ou à boire, s'en remettant pour leur subsistance à la faiblesse des passants attardés, ou à la complaisance de leurs maîtresses. Par la simple réalisation d'un souhait, l'existence de ces deux hommes avait été changée.
Ils ne s'enivraient plus, et, s'ils buvaient parfois, c'étaient des liqueurs chères et finement distillées, qui égayaient leurs regards, et animaient d'un peu de verve leurs propos. Ils ne volaient plus, ayant la poche bien garnie, et pour la même raison, n'étaient plus accusés d'être aimés pour eux-mêmes. Leur opulence et leur bien-être n'avaient plus leur source dans les prostitutions réitérées des filles mais dans le travail opiniâtre des ouvriers et des paysans. - Non plus que dans le passé, à vrai dire, leurs occupations n'étaient profitables à leurs semblables. Mais les plus sévères censeurs, au courant des théories modernes d'économie politique regardaient leur oisiveté avec une indulgence paternelle ; ils avaient désormais le droit de ne rien faire. Ils étaient riches.

Tristan Bernard in La Revue blanche, décembre 1891.