En 1931, le mensuel Bravo consacre son numéro de janvier à ce que son directeur, Jacques Théry, appelle Les chefs-d'oeuvre éphémères. Il s'agissait de demander à quelques grands journalistes de choisir celui de leurs articles qu'ils jugeaient le plus durable.
Andrée Viollis, journaliste fameuse de l'entre-deux guerres (elle fut correspondante de guerre pendant le conflit de 14, ira en Union Soviétique, en Afghanistan, couvrira le conflit sino-japonais... ) choisit le compte rendu qu'elle fit du seul match opposant Suzanne Lenglen à Helen Wills, les deux meilleures joueuses de tennis de l'époque.

Cannes, 16 fév. (de not. env. spéc.)
Enfin, la rencontre historique Notre championne, grande favorite, restera-t-elle « Suzanne l'invincible » ? ou la jeune étoile, orgueil du Nouveau Monde, triomphatrice des Jeux olympiques, lui arrachera-t-elle le sceptre ?
Le match est pour 11 heures. Dès 9 h. 30, une file pressée d'autos trépide dans les rues pavoisées pour le carnaval, et malgré le service d'ordre, on s'écrase à la porte unique du club, et ce n'est pas un euphémisme. Et l'on a pourtant affaire à ce qu'on est convenu d'appeler la crème de la société.
Les tribunes, pareilles à des tapisseries des Gobelins trop neuves, se brodent de couleurs bariolées. Les opérateurs de cinéma, qui, après bien des controverses, sont tous admis à titre gracieux, sont massés dans un angle du terrain, sous les eucalyptus. Parmi eux, une vieille dame inattendue, en gants blancs immaculés, et toute souriante, trône dans une petite voiture de malade. Parente des concurrentes ou bien « as » d'antan ?
Aux fenêtres du grand palace, dominant les courts, sont accrochés des essaims pressés de têtes. D'autres cinéastes sont juchés sur les toits, sur des tours de bois, entre les réservoirs d'essence d'un garage.
Et tout à coup des cris éclatent : les propriétaires d'une petite maison voisine font tout simplement sauter leur toit, et, pareils à des diables qui sortent d'une boite, des gens émergent, remuent la tête et agitent les bras à mesure que, des deux côtés, les tuiles s'amoncellent en cubes. Joyeux papotages, derniers coups de marteau pour les tribunes édifiées in extremis et, là-dessus, un grand ciel d'azur pâle, tout voilé de blanc, comme pour tamiser l'éclat du soleil.
Le temps passe, égayé par des scènes de films acrobatiques : un agent ne s'avise-t-il pas de pourchasser des spectateurs imprudents agrippés aux toits de toile du fameux garage ?... Cris, protestations... La foule prend parti pour une irréductible dame blanche, qui garde sa situation élevée! Et maintenant, c'est un autre agent, esclave du devoir, qui, avec une agilité simiesque, s'élance de branche en branche d'un eucalyptus que, de la rue adjacente, ont escaladé des intrus. Et les clameurs redoublent.

Comment, dans ce tohu-bohu, discerner les grands de ce monde ? A peine aperçoit-on, sous un feutre beige, le profil jovial de l'ex-roi de Portugal, le turban du radjah de Kashia, le képi doré d'un général. Il y a aussi, paraît-il, le prince et la princesse Georges de Grèce, les ducs et duchesses de Nemours et de Vendôme, la princesse Karageorgevitch, et tout ce que la Côte d'Azur compte de lords et de ladies. Et, parmi les journalistes, le grand ,romancier espagnol Blasco Ibanez, prend des notes.
Précédées de hérauts d'armes, voici les mères des concurrentes : Mme Wills, haute et mince, vêtue de gris fer, d'allure un peu puritaine, le regard inquiet d'une poule qui a couvé un cygne blanc. Au contraire, tout en blanc, avec un chapeau violet, Mme Lenglen, généreuse de formes, son petit griffon jaune sous le bras - ne faut-il pas qu'il soit à l'honneur - se répand en gestes, en sourire, en.propos mêlés de crainte et d'espoir.
Puis l'arbitre, le commandant Hillyard, visage de brique, rouge sous un feutre gris, qui, bien qu'on soit, semble-t-il, en territoire français et qu'une des joueuses soit Française, annoncera les coups en anglais, monte dans sa tour de bois.
La minute approche. On sait bien qu'il ne s'agit là que d'un jeu, que le salut de la France n'est pas le prix de quelques balles qu'échangeront ces deux jeunes filles, que nous avons, certes, d'autres sujets de soucis, mais, tout de même, on est ému.
Enfin ! Enfin ! Les concurrentes ! Raid des photographes et des cinéastes. Côte à côte elles posent. Helen Wills est vêtue, comme d'ordinaire, d'une simple robe de toile blanche, jupe plissée, blouse bouffante à large col retombant sur les épaules, tout à fait le costume marin des garçonnets d'antan, qui alourdit un peu sa silhouette, mais lui donne un air touchant de grande fillette trop tôt poussée. Point d'autre bijou qu'une opale sertie d'or au bras et une autre opale sur l'épingle qui ferme son corsage.
Comment ces pierres qui portent malheur ?
- Pas du tout ! me dit quelqu'un ; elles sont, au contraire, en Amérique, un gage de bonheur.
Et la jeune championne ne montre nulle émotion. Toujours sa rose pâleur, dédaigneuse de tous les fards ; son sourire doux et un peu distant, ses traits parfaits de jeune divinité grecque, Diane chasseresse, par exemple.
Le visage, oui ; mais pas les jambes souffle quelqu'un.
Rondes et solides comme des colonnes doriques, en effet, tandis que celles de Suzanne Lenglen, fines et nerveuses, ont le frémissement impatient des jambes de pur sang. Notre championne est gainée, comme d'une cotte de mailles, d'un chandail de soie rose pâle, et un ruban ceint son front au-dessus des yeux qui brillent, de la bouche qui sourit, de tous ses traits hardis et mobiles.
Quelques balles, histoire de se dérouiller, et un silence subit s'abat sur la foule. La partie s'engage et l'on sent tout de suite que la lutte sera chaude.

C'est vraiment un spectacle d'émouvante beauté que ce duel de force et de grâce. Helen Wills s'impose aussitôt par son calme souverain d'inébranlable cariatide. A peine semble-t-elle quitter le sol, fermement plantée sur ses jambes en équerre et pourtant, elle est partout ! Ses terribles drives sonnent sur les balles comme des coups de gong, et ses bras font, sans se lasser, les gestes larges et puissants du faucheur.
Suzanne brûle le terrain comme une flamme vive et changeante. En un minute, elle inscrit sur le court toutes les belles attitudes des bas reliefs antiques, évoque les mouvements variés de tous les genoux hauts, puis s'enlève d'un bond aérien. rappelant la danse hardie et fougueuse de l'Isadora Duncan des beaux jours ; tantôt elle se penche, presque horizontale, suspendue sur un pied, les bras gracieusement étendus comme pour plonger, ou bien, tête en avant, comme un boxeur usant de sa raquette comme d'un gant, elle lance des revers pareils à des uppercuts. A moins qu'elle ne pirouette comme un derviche ou ne trace, au-dessus de sa tète, les cercles féeriques d'un jongleur. Tout cela, avec une rapidité d'éclair et l'équilibre le plus juste, le plus harmonieux.
Qui avait dit qu'elle triompherait aisément ? Plus le match avance, et plus la jeune championne américaine semble grandir et se surpasser. Au début du second set surtout, elle est vraiment incomparable, et l'on peut croire à une surprise.
Chose étrange. Si, au début, elle étonne par sa vigueur et sa superbe défense, voici qu'elle semble emprunter les qualités de son adversaire. Pour saisir une balle envoyée derrière elle, elle exécute le bond prodigieux d'un danseur russe. Elle a aussi des coups audacieux qui surprennent Suzanne. II faut alors voir la figure de notre championne tandis qu'après une erreur Helen Wills garde son joli visage impassible et regarde tout simplement la pointe de ses souliers, le visage de Suzanne prend une intensité volontaire, presque tragique.
Oui, des adversaires dignes de se mesurer. Elles ont des séries d'une technique éblouissante, qui tiennent les spectateurs haletants. Puis les applaudissements crépitent.
- Admirable, merveilleux, entend-on de tous côtés.
Au douzième jeu du deuxième set, on croit Suzanne Lenglen victorieuse. On se rue, on crie. Trop tôt. Il y a eu faute, paraît-il. Et, pendant trois jeux encore, l'émotion croît, tendant les nerfs, tirant les visages. Comme elles se suivent de près ! Devra-t-on recommencer un troisième set ?
Mais, tout à coup, clameur immense qui monte des tribunes, descend des fenêtres et des toits, roule et gronde comme le tonnerre. Allons, notre Suzanne est toujours là. Mais elle a maintenant une brillante seconde.
Un cortège fleuri traverse les courts. Des lilas et des roses plein les bras, rouge, joliment dépeignée, l'œil embué de larmes, notre championne sourit d'un faible sourire, épuisée, contente.
Derrière elle, paisible, le teint toujours intact, Helen Wills sourit aussi.
Andrée Viollis in Le Petit Parisien, 17 février 1926.