Quelques mots avaient été mis en exergue de la chronique d'Henri Thomas : ceux où il était question de grandes filles majestueuses, de plumes frisées. Juste après H.Thomas évoquait une grande pute assise nue au bord du lit lisant un poème de G. Perros.
Il n'en fallu pas plus.

Une chose généralement ignorée, mon cher Louis, c'est que tous les Dieux se sont mis en grève. Moi même, je ne te saurais pas, si cette circonstance ne m'avait pas été révélée par le vieux savant Nimax, qui possède et lit tous les livres mystérieux où sont écrits les événements dont la connaissance est interdite à la curiosité humaine. Oui, tous ils ont abandonné avec dégoût leurs fonctions et se sont mis en grève, les Olympiens et les Titans, Zeus tempétueux et Iapet dont le corps est écrasé sous le poids de l'île Inarime ; les Dieux aux cent bras, les Dieux bleus, les Dieux serpents et les Dieux tueurs de serpents Hina déesse des Taïtiens, qui s'unit à Titmaa-Raataï appelé à la vie par Taaroa Ganéça dieu de la sagesse, à tête d'éléphant Gangà déesse de la pureté, que, malgré l'austérité de sa vie cénobitique, Ansouman ne put en trente-deux mille siècles faire descendre sur la terre ; le Scandinave Galar, qui, avec le sang du sage Houacer infusé dans du miel, composa une boisson qui donne l'inspiration poétique Phta à la tête d'épervier ; Isis à la tête de vache Ahriman qui refusa d'accomplir la parole et de ceindre le cordon sacré ; Frigga, qui siège avec Odin dans le Vingolf et reçoit dans son sein les braves tombés sur un champ de bataille ; Fréya, qui, abandonnée de son époux, pleure des larmes d'or; et tous les autres Dieux, et même Celui devant qui la foule des Dieux est pareille à des flots de poussière que le vent soulève, ont rompu tout commerce avec l'imbécile humanité, et désormais s'occupent de leurs propres affaires.
Et pourquoi cela ? me direz-vous. Ah! c'est que les Êtres surnaturels ne sont pas entêtés, et ne s'imposent jamais à qui ne veut pas d'eux. L'Homme s'était écrié « Assez de Dieux comme cela, il n'en faut plus » et les Dieux ne se le sont pas fait dire deux fois. Ils ont rendu leurs tabliers et leurs portefeuilles, et se refusent absolument à constituer un ministère. Depuis ce temps-là, bien que nous ne le sachions pas, c'est notre désir, notre passion et notre caprice qui régissent l'univers, règlent le cours des saisons et inspirent les chefs-d'œuvre dans lesquels nous fourrons notre museau avec délices. On pourrait croire qu'il en a toujours été ainsi, car en effet les absurdes événements qui se sont succédé sur la terre ont toujours été préparés et produits par la méchanceté et par la sottise de l'Homme toutefois on se tromperait si l'on croyait que ce fût là une règle sans exception. Autrefois, lorsque l'Homme se montrait par trop bête, quelque dieu, comme nous le voyons dans L'Illiade, lui empoignait les cheveux à pleines mains et le remettait dans la bonne route. Et puis les Immortels avaient encore un autre moyen de contrarier notre lâche habitude.
Lorsque, pareil a un tas de moutons qui courent joyeusement à l'abattoir, le flot humain se précipitait vers l'immense Platitude, comme un fleuve vers l'Océan, ils nous envoyaient des héros et des génies, des Achille, desHomère, des Alexandre, des Eschyle, des Phidias, des Dante, qui avaient pour mission de détourner les chiens, de jeter le trouble, de rompre les dociles courants, et des Hercule, qui emportaient les fleuves où il leur plaisait et tuaient les monstres. Mais ils se sont aperçus récemment que, ne voulant plus de Dieux, nous ne voulons pas non plus d'êtres qui leur ressemblent, et ils ne nous envoient plus de héros ni de génies, car ils ne sont pas contrariants Ils nous avaient donné aussi une maladie qui nous empêchait de manger des choses immondes et de nous traîner dans la fange comme des reptiles, je veux dire l'amour, qui emplissait nos prunelles de ciel, et nous forçait à être divins, et faisait trembler sur nous, pour rafraîchir nos yeux las, le suave frissonnement des ailes de Psyché. Mais nous avons.déclaré que l'amour était du vieux jeu, qu'il nous sciait le dos et nous empêchait de danser en rond. Sans raisonner, les Dieux nous en ont guéris; à présent nous sommes libres de danser en rond comme tous les chevaux du Cirque d'Été; les Énergies et les Lois se sont mises en grève plus rien ne vient mettre obstacle à nos caprices, et nous pouvons donner pleine satisfaction a l'incommensurable soif que nous avions d'être bêtes.
Oui, ceci a été décrété que l'Homme est maître absolu, ne relève plus de rien, et que tout désir formulé par un homme quelconque sera immédiatement accompli. Au commencement de l'hiver, quelques imbéciles se sont écriés: « Ah! s'il pouvait ne pas faire froid cette année Quelle chance si nous n'avions pas de neige! Les Saisons dociles ont obéi, il n'a pas fait froid, nous n'avons pas eu de neige, les larves n'ont pas été tuées dans la terre, et vienne l'été, les moissons et les fruits seront dévorés par les insectes et par les chenilles. Un homme utile passe dans la rue et involontairement heurte un crétin, qui aussitôt se met à dire « Je voudrais que cet animal-là soit crevé. » Au bout de très peu de jours son souhait s'accomplit; le savant, le penseur crève; on se demande pourquoi, c'est parce que le stupide flâneur a souhaité qu'il en fût ainsi. Mais ce ne sont pas seulement nos désis individuels qui se réalisent; notre âme collective sécrète autour d'elle les mœurs qui nous enveloppent et les fabuleux objets d'art parmi lesquels nous sommes emprisonnés. On s'étonne quelquefois que nos représentants enfilent des mots comme on enfile des perles, et parlent souvent pour ne rien dire; mais c'est précisément parce qu'ils nous représentent ! Nous passons notre temps à acheter des chaussettes aux Magasins Géants, et à faire des visites pendant lesquelles s'échangent de nombreux manques d'idées nous nous délectons à lire des récits de crimes sans grandeur et des commérages qui pourraient avoir lieu chez la portière; nous fuyons la poésie comme un chat échaudé craint l'eau froide ou l'eau chaude, nous acceptons comme femmes des manches d'ombrelles garnis de falbalas ruisselants et terminés par une petite tête à perruque peinte de trente-six couleurs.
Puis nous regardons les tableaux de nos peintres et nous nous étonnons de voir que ce sont des expositions d'étoffés et de marionnettes mais ces artistes ont.représenté fidèlement ce que nous avions dans nos prunelles.
Nous lisons le roman nouveau, nous allons écouter le drame en vogue nous admirons ce qu'ils contiennent d'événements dépourvus d'intérêt racontés en mauvais style et nous ne voulons pas voir que; nous Public, nous sommes le véritable artisan de ces œuvres lourdes et fragiles, dontles auteurs n'ont fait que s'assimiler et .exprimer de leur mieux, hélas! la conception particulière que nous nous sommes formée de la Beauté, de la Vérité et de la Justice. Le vin qu'on nous verse nous semble détestable et insipide mais c'est nous qui avons tout fourni pour la vendange, la cuve et le pressoir et le raisin et le phylloxera !
Monsieur Camescasse s'inquiète avec raison. Dès que le gaz est allumé et que les boutiques flamboient, sur tous les trottoirs et sur tous les pavés de la ville glissent dans la lumière, comme des spectres vêtus de satins et de peluches, de grandes filles majestueuses, effrénées, superbes, grandes comme des Sémiramis, et d'autres, mignonnes, toutes petites, fatiguées de sourire et souriant toujours. Elles marchent comme un fléau, comme une force de la nature elles se multiplient, deviennent des vingtaines, des centaines; des milliers, des légions; elles deviennent plus innombrables qu'une invasion de sauterelles leurs jupes cachent la terre et les plumes frisées de leurs chapeaux obscurcissent le sombre ciel. Quand même tous les hommes qui existent sur la terre, subitement métamorphosés en bergers de L'Astrée, et vêtus d'habits en taffetas zinzolin, auraient en même temps la pensée de réciter des madrigaux à ces Églés peintes en rose et à ces Amintes dont les regards sont noyés dans le vide, il n'y aurait jamais assez d'hommes dans le monde pour que chacune d'elles ait son madrigal et quand même chacune y boirait seulement une goutte d'eau, elles auraient bien vite épuisé et mis à sec le symbolique fleuve du Tendre !
Qu'espèrent-elles donc ? Rien du tout. Elles vont, parce que c'est leur destin, éblouissantes, brillantes, ondoyantes, parées commes des châsses, blanches comme de la neige, roses comme les aurores, montrant sur leurs joues l'ombre de leurs cils, plus noircis que le sombre flot du Coçyte. Là-dessus, les philanthropes, les moralistes s'indignent. « Il faut extirper ce fléau, il faut détruire cette peste! a Mais, braves gens que vous êtes, ces demoiselles ambulatoires sont les images mêmes de vos âmes; elles ont été créées par vos froides Passions et vos stériles Désirs, et pour les détruire, c'est vous-mêmes qu'il faudrait tuer, car c'est de vous qu'elles naissent et renaissent sans cesse, et elles ne sont rien autre chose que la figure visible de votre idéal !
Mais cela, nous ne voulons pas en convenir. Du temps que les Dieux nous envoyaient encore des héros et des génies, qui venaient vaincre, chanter, imaginer, créer pour nous et qui ne nous ressemblaient en rien, nous nous plaisions à croire que ces êtres divins procédaient de nous, et que c'était nous qui par leurs mains savions façonner l'inerte matière, et par leurs voix imiter le rhythme harmonieux des astres. Mais au contraire, depuis la grève, à présent que nous sommes vraiment les maîtres, que tout nous obéit, nous trouvons l'ensemble des choses si laid que nous ne voulons plus y être pour rien. 0 mes frères, ne vous bercez pas de cette aimable illusion, et sachez bien au contraire que vous y êtes pour tout !
Elle a été façonnée par vous, la casquette que le rôdeur de barrière chiffonne sur ses jolis accroche-cœur, et c'est grâce à vous que l'églogue amoureuse à deux personnages se sert exactement des mots employés par le consommateur et par le pâtissier en plein vent pour conclure une transaction relative à deux sous de galette Vous avez les dames, les chansons, les chopes, le caféconcert que vous méritez, et les poèmes dont vous êtes dignes. Vous semez des haricots et vous espérez qu'il poussera des lys; mais pas du tout, il ne pousse que des haricots. Les prodiges et les miracles, c'était bon du temps que les Dieux se plaisaient à vous protéger. Mais vous ne voulez plus d'eux, ils ne veulent plus de vous vous leur avez dit: « Allez-vous-en », ils s'en sont allés, ils se sont bien décidément mis en grève, et pour terminer cette grève-là, il ne suffira pas de mettre sur pied la gendarmerie. Si les grands Exilés consentaient à revenir, ce ne serait qu'avec des conditions sérieuses, en vous faisant promettre que vous ne préférerez plus le bonnet de Tabarin au laurier de Virgile, et que vous mettrez aux choses de l'amour un peu plus de raffinement et de délicatesse que les chats sur la gouttière et les chiens errants dans le ruisseau.
En attendant, vous avez de la peine à comprendre que lorsque vous ouvrez la bouche, il n'en sort pas toujours des perles et des pierres précieuses: Ce serait si commode, en effet, de vivre comme des porcs à l'engrais, et de se voir cependant aussi beaux et célestes que des Anges ? Les femmes elles-mêmes se laissent bercer par une telle illusion, et parce qu'elles sont compliquées et friandes, se croient immatérielles. Rentrant très tard après la comédie, une très jeune, gracieuse et mignonne Parisienne, en descendant de voiture à la porte de la maison qu'elle habite, se mit à pousser des cris d'horreur. C'était l'heure sinistre où devant les demeures stationnent, pour parler comme le poète, Ces chariots lourds et noirs, qui la nuit... font aboyer les chiens dans l'ombre. Les manœuvres herculéens aux lourdes bottes accomplissaient avec résignation leur travail on voyait vaguement, noirs dans la nuit, les tonneaux, les boîtes de fer aux larges clous, et les tuyaux de cuir pareils à de longs serpents funèbres.
–« Oh mais c'est affreux, dit la jolie mondaine, comment peut-on tolérer de pareilles infamies ». Un des nocturnes travailleurs ôta de sa bouche son court brûle-gueule plus noir à lui seul que tout le noir paysage, et, sa casquette à la main, dit avec une tranquille ironie :
« C'est de votre faute, ma petite dame. Il fallait vous nourrir de rien du tout, et boire la rosée dans le calice des fleurs ! »

Théodore de Banville, La grève des dieux in Paris Vécu, 1883.