UN VOYAGE AU PAYS DES SOVIETS
BOMBES MOSCOVITES

Faire la noce à Moscou, est-ce donc permis ? C'est défendu sans l'être. Enfin c'est défendu. Mais on ouvre les bars tous les soirs, sauf le lundi. Encore sont-ils clos, ce soir-là, parce que le lundi est le repos du soviet des jazz.

Il s'agit de ces bombes dont les éclats se réduisent au bruit des bouchons : Pienistye, schaumwein... ou Champagne. Cet article pouvait aussi s'appeler : Montmartre-Moscou.
La noce ?
Oui, ma foi, une triste noce, et sournoise, anxieuse, une noce de viveurs aux abois, qui cherchent leur passé dans un pays où le souvenir est un délit. Dirai-je qu'on s'amuse ? J'ai promis de ne pas broder. Disons, sans plus, que l'on cherche à ne pas mourir de l'Ennui rouge, qui surpasse l'ennui huguenot, autant que la steppe dépasse le prêche du pasteur.
Mais faire la noce à Moscou, est-ce donc permis ? C'est défendu sans l'être. Enfin, c'est défendu. Mais on ouvre les bars tous les soirs, sauf le lundi. Encore sont-ils clos, ce soir-là, parce que le lundi est le repos du soviet des jazz.
On tolère donc les « boîtes », qui, dans leurs caveaux fumeux et calfeutrés, ont conservé un air vieux de neuf ans, un air à mettre en bouteilles, un air à étiqueter, à étamper, à cacheter : l'air tsariste.
Quoi ! le régime soviétique tolère cela ? Il a bien fallu. Moscou compte un million d'habitants; on peut tout faire à un million de gens soucieux de trouver le repas du lendemain -tout, sauf détruire l'illusion du plaisir- Sous la Terreur même, les bolcheviks tinrent les théâtres ouverts : avec cela et du pain noir ils purent durer. A présent, qu'arrivent les temps moins disciplinés, il faut blanchir le pain et multiplier les jeux. Alors, une à une, les boîtes se sont ouvertes. Et, comme le peuple grommelait, on lui a donné ce, prétexte que, sous tous les régimes, l'exploitation de la débauche fournit aux moralistes :
« Cela fait vivre tant de gens... »
Rien de plus vrai, quant à Moscou. Il faut voir ces nuits de la Tverskaïa, laquelle est, passé minuit. une espèce de rue Pigalle, moins les publicilés lumineuses. Tout se passe dans l'ombre, une ombre houleuse où les êtres noirs se poursuivent en silence, au milieu des appels de cochers invisibles et sans nombre, tandis que tous les chevaux de Walpurgis semblent de leurs pieds sonores battre l'enclume sur le pavé.
Mais un démon morose conduit le bal. Ici, comme dans tout le pays soviétique, le rire est mort ; on dirait que les vieux l'ont emporté dans leur tombe, entre leurs bras roidis par la rage et la famine. Ainsi, l'on voit cette chose inexprimable : des gens qui se soûlent avec des visages de pierres. La crapule y acquiert une sorte de grandeur. Mais c'est un spectacle sombre et bientôt décevant.
Nul, sans doute, ne s'étonnera qu'un Parisien ait hanté toutes ces boîtes. On en a, d'ailleurs, vite fait la tournée. Il y a « le Bar » (qui se trouve non loin de là, mais dans un autre quartier), seul lieu de plaisir où l'on rencontre des politiciens, fonctionnaires en vue ou membres du Parti. Il y a le Nedved (l'Ours), fort à la mode, où l'on voit les plus troublantes courtisanes moscovites ; Praga, aux lumières bizarres ; Kroujok (le Cercle), où il faut « être présenté » ; Philipov, une sorte d'usine à soulerie, vaste, nue et venteuse comme un buffet de grande gare ; un orchestre barbare y pousse des plaintes de cuivre, les camarades serveurs renversent la bière sur les pantalons et la clientèle est formée d'ouvriers en goguette, d'étrangers inquiets, de policiers immobiles. Au Sad Ermitage, on se croit un peu dans les Champs-Elysées.
Presque partout, il faut descendre une vingtaine de marches, gagner le sous-sol. Au rez-de-chaussée, on trouve un buffet, avec l'Ambigu traditionnel, qui est, à toute heure de jour et de nuit, le hors-d'oeuvre du Russe. En bas, c'est la musique, ce sont les tziganes. On les connaît. Ceux qui ont pu s'évader de Moscou sont à Constantinople, à Berlin, à Rome -et rue de Douai. Ils vous promènent leurs archets sur les nerfs, directement ; on dirait que des larmes tombent de leurs violons. Ce qu'ils font est à la musique ce que l'ascension d'un fakir est à l'aviation. Ils sont les voix langoureuses et diaboliques de l'absurde. On sent ce que cela peut donner, en Russie, mêlé au « goût du malheùr » après huit ans de Soviétisme.
D'une boîte à l'autre, cela ne change pas. Ce ne sont que couples hagards ou si émus qu'ils en paraissent révoltés. La musique gémit et ronde. A chaque table, on boit, d'un trait, la vodka d'Etat. Les yeux chavirent. Des ménages à trois, à quatre, à cinq sont là, dont les hommes commencent à s'entre-regarder avec des regards de bourreaux doucereux.
- Encore la vodka, camarade ?
- Papirosses, mes chéris ? propose une vieille, qu'on jurerait avoir rencontrée, l'autre nuit, place Blanche.
Les filles se tiennent à leurs tables. On ne danse pas. Dans le regard de l'homme, elles plantent le regard hardi et naïf de leurs yeux couleur de cendre où luit une goutte d'azur brillant. Puis, voici les marchands de cochon en baudruche, de ludions, de poissons articulés. Et nul ne rit. Un soir, au Nedved, un Allemand, ivre, se mit à battre la mesure d'un fox-trot avec une cuiller. Tout le monde s'est levé. L' Allemand a cessé et les buveurs ont pu se livrer encore à leur voluptueuse désolation.
Vers deux heures et demie, l'on remonte au jour (car le jour se lève). Un beau jour couleur de pervenche. C'est ce qu'il y a de beau, d'unique, dans la noce à Moscou, ce mélange de fards nocturnes et d'aube fraîche, cela bien avant nos heures d'Occident, où les visages des belles de nuit ne sont plus que traits amers, yeux sans regard peinture qui s'écaille. Le plaisir, là-bas, ne fait que commencer et, déjà, c'est le matin. La place Blanche, à huit heures, toute peuplée de noceurs frais !...
Les istvostchiks, que l'on devinait tout a l'heure à leur bruit de fers, apparaissent dans la gaie clarté, innombrables. Les couples s'y serrent en fumant, les chevaux partent, s'entre-croisent ; tous les cochers crient. Les gardiens de nuit s'éveillent sur les marches des boutiques.
Quelques travailleurs passent, renfrognés et méditatifs. Sans doute cherchent-ils une explication à ces scandales dans les dernières harangues des commissaires du peuple. Ils ne la trouvent pas et se contentent de regarder haineusement ces débauchés et leurs compagnes aux robes roses.
Mais voici les mendiants. Quels mendiants ! Le réservoir aux monstres a crevé ; la cour des miracles coule en torrent par la Tverskaïa. Ils sont dolents, pressants, injurieux. On en a jusque dans ses poches.
- Un petit kôpek, bon étranger, quelque chose, petit-frère, pour manger...
La foule s'épaissit, puis semble s'évanouir, tandis que les noctambules s'engagent à droite dans les allées de Petrovsky. On parviens à la place Troubnaïa, où sont deux Pivnye hantées de la pègre, sombres assommoirs, où l'on parle l'argot rouge, où trônent ceux qui en tous lieux, depuis toujours, échappent aux guerres et aux émeutes.
Là, se reforme la colonne des mendiants. Ils s'enhardissent. Les soupeuses prennent peur, elles leur jettent des pièces de bronze, Ils veulent de l'argent. Les terreurs se montrent au seuil des débits contre leurs compagnes aux cheveux en bouchons de paille. Le grand jour est venu. On arrose déjà le pavé. Des agents font les cent pas. Mais les gueux, montrant le poing aux clients des bars gouvernementaux, crient de toutes leurs forces :
- Nous, les mendiants, nous ferons la vraie Révolution, nous la ferons, petits frères, la vraie ! la vraie!...
Henri Béraud, Le Journal, 17 Septembre 1925.