...« On a su que, pour interpréter le rôle du criminel dans le prochain drame de l'Adelphi Theater, vous vous étiez fait, à s'y méprendre, la tête et la physionomie de Gurn, le meurtrier de Lord Beltham. On vous attend ainsi ce soir à minuit quarante-cinq, 27, Wavertree Road. Dissimulez-vous, mais venez, on vous aime, on vous veut ! »
C'était, en toutes lettres, signé : Lady Beltham ! Le populaire acteur Robert Roberts, entre les mains duquel se trouvait ce billet, ne pouvait en croire ses yeux.
Certes, il était accoutumé aux déclarations d'amour. Les rendez-vous offerts étaient fréquents. Au demeurant, il en acceptait un bon nombre, s'y rendant d'ailleurs, en profitant et n'y attachant pas autrement d'importance.
- « Ce sont, estimait-il, de petits avantages normaux dans la profession d'acteur. »
Mais l'invitation de Lady Beltham !!

***

Pendant près... de deux ans dans la haute société pudibonde et fermée de Liverpool, on chuchotait les détails d'un scandale qui ne pouvait manquer d'éclater.
L'épouse merveilleusement belle de Lord Beltham entretenait avec un certain Gurn, ancien mécanicien de la marine, exerçant la profession de courtier en navires, des relations dont l'intimité ne faisait de doute pour personne.
Un jour - il y avait de cela six mois à peine - le secret des amants s'étant découvert, une orageuse explication avait éclaté entre le coupable et le mari trompé, à l'issue de laquelle Gurn, d'un coup de revolver avait tué raide Lord Beltham.
Le procès du meurtrier fit sensation aux Assises et, malgré les efforts des avocats qui tentèrent d'invoquer l'excuse du cri-me passionnel, Gurn fut condamné à la pendaison.
Grand tragédien et interprète habituel des rôles de criminels et de malfaiteurs, Robert Roberts, qui assidûment avait suivi les débats de l'affaire, s'était laissé tenter par l'idée de copier, à sa prochaine création, l'allure et la physionomie de l'accusé, au type très caractéristique d'ailleurs.
Eu égard à la notoriété momentanée du personnage, vu son « actualité », ce devait être, estimait Robert Roberts, un élément de plus de succès. L'imitation était d'ailleurs facilitée par une similitude de silhouette entre les deux hommes. Même taille, même corpulence, tous deux environ trente-cinq ans.
Au bout de six semaines, Robert Roberts eut la barbe rousse taillée en pointe, de Gurn, ses moustaches hérissées et, à force de contempler à l'audience le meurtrier de Lord Beltham, Robert Roberts acquit ses gestes, ses intonations, jusqu'à ses tics nerveux. Ce serait, à la scène, stupéfiant ! Oui, comme le disait le billet de Lady Beltham, il ressemblait désormais « à s'y méprendre », à Gurn
Grâce à de très puissantes protections, Lady Beltham ne parut point officiellement au procès, mais Robert Roberts l'avait maintes fois reconnue sous le voile épais d'une dame en noir, dont le visage admirablement beau dans ses contractions angoissées, ne possédait d'yeux que pour l'accusé.
Un corps admirable, une âme bouleversée, l' héroïne d'un drame atrocement vécu, dans un élan de désir malsain prometteur d'ivresses insoupçonnables, appelaient aujourd'hui à leur secours l'image réelle et vivante de celui qui allait mourir...
Car ce ne fut pas sans un certain frémissement qui lui courut par les moelles que Robert Roberts s'aperçut que le rendez-vous coïncidait avec la date fixée par le juge, après lecture de la condamnation à mort, pour l'exécution, conformément à l'horrible usage anglais.
L'émotion on Robert Roberts s'accrut lorsque, après avoir consulté le plan de Liverpool, il vit que Wavertree Road était l'une des rues longeant les murs de la maison de force où Gurn était incarcéré.
Alors ?... A l'aube naissante, par l'entre-bâillement du rideau, elle et lui verraient s'élever lentement, sur le toit de la prison, le sinistre drapeau noir destiné à informer la population que l'assassin n'est plus qu'un mort !
Quelle nuit en perspective ! Quelles sensations ! Jamais Robert Roberts ne retrouverait cela... Son parti fut pris. Il irait au rendez-vous.

***

L'obscurité était profonde lorsque Robert Roberts régla le cab que, par prudence, il avait fait arrêter à un demi-mille environ de Wavertree Road.
Le véhicule rebroussa chemin à toute allure et l'acteur se trouva seul dans le pauvre quartier de misère et de vice où l'amenait son rendez-vous. Malgré le brouillard épais, il remarqua confusément que le trottoir boueux longeait de mystérieux terrains vagues dans lesquels miaulaient des chats en mal d'amour. Les rares lueurs des becs de gaz éloignés se cernaient de halos, telles de minuscules lunes embrumées. D'énormes rats d'eau surgissaient parfois des bouches d'égout, ou s'y précipitaient dans l'affolement d'une fuite où l'ardeur d'une chasse...
Wavertree Road...., 27...
C'était là. La porte entre-bâillée.
Le cœur battant comme un soir de première, Robert Roberts entra.
Au long couloir étroit qu'éclairait une veilleuse et au bout duquel s'amorçaient les premières marches de l'escalier, l'acteur reconnut qu'il était dans une de ces maisons ouvrières comme il en existe cent, et mille en Angleterre, toutes identiquement bâties sur le même modèle.
Personne.
Roberts monta lentement au premier étage. A la vérité, l'aventure commençait à l'impressionner. Ce quartier, ce mystère, ce voisinage de la prison, cette « date »...
Brusquement, comme il achevait de gravir l'escalier, dans la pénombre, une forme humaine se dressant, lui jeta à la face l'éclat éblouissant, tel un feu de rampe, d'une lanterne à réflecteur.
Une voix étouffée balbutia; tremblante :
- « Lui!.. c'est lui ! »
Ce devait être vrai ; plus vrai que d'ordinaire. Robert Roberts, surpris, troublé, le regard dur, le visage contracté, sentit qu'il devait, à ce moment précis, être tout à fait l'autre, notamment pendant la lecture de la sentence qui le rayait du monde.
- « Venez », reprit la voix.
Robert Roberts obéit.
Ils étaient désormais tous deux face à face: Lady Beltham, étrangement belle, moulée dans une robe noire au col montant jusque sous le lourd chignon dont le sommet auréolait d'or son visage admirable.
Lady Beltham était en proie à une émotion violente. Ses regards, tour à tour, traduisaient l'épouvante et un attendrissement infini. Ses mains diaphanes allaient, agitées, vers l'acteur comme dans un élan de tendresse, puis reculaient, crispées, raidies d'effroi.
- « Madame. », murmura Robert Roberts, en se penchant vers Lady Beltham.
Il s'enhardissait, encouragé par un silence.
- « Oh! non, non! supplia-t-elle, pas cela!. » Puis, dans un délire fou :
- « Fuyez.. , fuyez ! C'est trop horrible. Fuyez., mais fuyez donc aussi ! finit-elle par crier.
Comme elle s'approchait, haletante, à le toucher, Robert Roberts l'étreignit, mais Lady Beltham eut un recul brutal.
On entendait des bruits... Tandis que Robert Roberts prêtait l'oreille, la jeune femme, défaillante, tomba à genoux.
Des pas lourds gravissaient avec précaution l'escalier. Quelqu'un appela, à voix basse :
- « Allons, il est temps ! »
L'acteur, angoissé, se retourna. Dans l'ombre, deux silhouettes d'hommes se dissimulaient. Il revint vers Lady Beltham et, l'arrachant du sol par le poignet :
- « Que se passe-t-il, Madame ; quelle est cette plaisanterie ? »
Lady Beltham, anéantie, se laissait aller :
- « Grâce, murmura-t-elle, pardon... trop tard ! » %% Les hommes intervinrent, autoritairement cette fois : - « Allons, Gurn, il est temps ! »
Et l'un d'eux, à l'oreille de Roberts, ajouta :
- « Jurez encore de ne pas dire que nous vous avons conduit ici ce soir, et le bourreau, qui me l'a promis, fera vite, très, très vite ! »
- « Mais., mais, nom de Dieu! je ne suis pas Gurn !!! », hurla, dans un soubresaut d'épouvante, Robert Roberts, car l'atroce machination venait de se révéler soudain à son esprit.
- « Ce n'est pas moi, c'est l'autre..., l'autre est en prison... ou alors elle l'a fait évader ; regardez-moi, reconnaissez. »
Par hasard, il se vit dans une glace, pâli, défait, les yeux fous, la lèvre tordue. Si, il était bien Gurn, plus que jamais, comme jamais il ne lui avait ressemblé.
Alors Robert Roberts perdit toute volonté, toute force. Hypnotisé, abasourdi, il s'effondra entre les hommes qui le soutinrent. Et, comme il chancelait en descendant l'escalier, les voix apeurées des gardes-chiourmes bourdonnaient à ses oreilles :
- « Surtout, ne dites rien de ce que nous avons fait..., même au pasteur..., cela ne vous servirait pas et on ne le croirait aucunement. »
- « Le bourreau l'a promis, vous ne souffrirez point. Courage !.. Il est déjà deux heures et demie... Tout est prêt... A trois heures un quart, ce sera fini!.. »

Pierre SOUVESTRE in Comoedia, 8 Octobre 1907.