Le Salon de musique de Satyajit Ray

J'aime le brusque plongeon dans une vie inconnue qu'est la phrase entendue au vol. Ce matin sur un trottoir de Neuilly, devant le lycée Pasteur, (les feuilles sèches, autour de moi, brunes et craquantes, glissaient sur l'asphalte comme des patineurs), j'ai dépassé un vieux couple. La femme courbée, maigre et jaune ; le mari, très droit, barbe blanche, tenait sa canne derrière son dos. « Tu critiques tout, disait-il avec tristesse, tu critiques tout, tu n'aimes personne et tout cela parce que tu es vieille et laide. » Quel thème de roman pour Flaubert, pensai-je, ou peut-être de digression pour Proust. Vision du monde de la femme vieillissante, vision qui se transforme non parce que les êtres et les choses ont changé, mais parce que le visage se ride, parce que le corps se recroqueville comme ces feuilles mortes.
« Il est vain de discuter avec Carlyle, pensais-je en m'éloignant de ces vieillards, il est vain de discuter avec Carlyle parce que ce serait discuter avec la digestion de Carlyle. » Où avais-je lu cela la veille ? Ah ! oui ! Dans un essai sur Pascal, d'Aldous Huxley. Il y pariait de ces visions du monde individuelles, impénétrables les unes aux autres, que les hommes prennent pour les vérités et qui ne sont que des projections de leurs propres états. « Parlez pour vous », disait Huxley à Pascal. Comme Valéry lui disait jadis : « Le silence éternel de ces espaces infinis ne m'effraie pas. » Philosophie de malade. disait Huxley L'ascète fiévreux ne pouvait comprendre la sensualité et le bonheur. Faisant de nécessité vertu, il ornait sa faiblesse de pieuses épithètes. « Une douleur de tête comme insupportable, une chaleur d'entrailles et beaucoup d'autres maux » rendaient pour lui extrêmement difficile, sinon impossible, d'être un païen. Le corps malade de Pascal, disait Huxley, était « naturaliter christianum ». Et non seulement (continuait Huxley) il acceptait la maladie pour lui-même, mais il essayait de l'imposer aux autres. Il voulait faire accepter par les hommes une métaphysique, une psychologie qui supposaient la dyspepsie, le marque de sommeil, la chaleur d'entrailles et la chaleur de tête. Mais ceux d'entre nous qui ont le bonheur d'être affranchis de tels maux, disait Huxley, refusent de croire à la métaphysique neurasthénique de Pascal, comme ils refusent d'adopter la philosophie asthmatique d'un autre malade de génie, Marcel Proust.
Huxley n'a pas tort, pensais-je, (les enfants sortaient du lycée ; chaque mère retrouvait les siens. La force du vent augmentait. Les feuilles ne glissaient plus mais s' élevaient en masse en tournant comme un vol de corbeaux). Huxley n'a pas tort, mais on voit assez ce que répondrait un moderne Pascal, on voit assez ce que répondrait Charles Du Bos. « Parlez pour vous, dirait à son tour Charles Du Bos à Huxley, (et de sa fenêtre on verrait les bassins de Versailles et les dieux de bronze et au mur ce beau portrait de Keats), parlez pour vous. Rien ne me satisfait moins que cette philosophie d'humaniste bien portant et sensuel, cet univers de physicien hédoniste, de dionysiaque scientifique. - Mais je parle pour moi, dirait Huxley, pour moi et tous ceux qui me ressemblent. C'est toute ma thèse. Je suis relativiste en morale, comme en métaphysique, comme en physique. » (Et Charles Du Bos allumerait sa pipe avec un peu de mépris).
Oui, pensais-je, ce serait une discussion intéressante, mais vaine, comme toute discussion, car le cosmos de Huxley et celui de Charlie sont impénétrables. Leibniz avait raison. Chacun de nous est une monade, éternellement fermée. Quelle était donc cette phrase qui m'avait tant frappé ?... « Et le cerveau de l'être le mieux aimé. » Je suivais un cours sur les premiers philosophes grecs. Sur les gradins les bancs étaient durs et étroits. J'étais étudiant. J'avais à côté de moi une jeune fille blonde qui remplissait alors mon univers. « Nous sommes seuls, disait l'homme dans sa chaire. Nous sommes seuls, éternellement seuls, nous ne savons rien, nous ne saurons jamais rien et le cerveau de l'être le mieux aimé nous demeure irrémédiablement fermé. » Je regardais ma voisine et imaginais sous ses cheveux cette petite paroi osseuse, dure et fragile, irrémédiablement fermée.
Univers privée disait Huxley (De petits morceaux de bois noir tombaient des arbres, restaient debout dans l'avenue, tremblaient ). Univers privés et sans moyen de communication entre eux Par exemple, ces rapports entre Tolstoï et Tourguénief. Tolstoï blâme, Tolstoï est un homme qui juge. Le soir où Tourguénief à lasnaïa Poliana, pour amuser les enfants, leur a montré comment on danse le cancan à Paris, Tolstoï note gravement dans son journal : « Tourguénief, cancan, triste. » Mais pour moi, spectateur, Tourguénief n'est ni moins grand, ni moins profond que Tolstoï. C'est un homme faible. Il montre lui-même ses pouces en disant : « Que peut vouloir un homme qui a de tels pouces ? » Comment son univers n'eût-il pas été différent de celui de Tolstoï, être fort, brutal, passionné? Ou de celui de Dostoiewski ? Ou de celui de Zola ?
Dans presque tous les cas on peut reconstituer la formation du cosmos individuel. II y a l'éducation. Je lis que Ramakrishna, dans ses extases, voyait la déesse Kâlî. C'est un monde où je sais que je ne puis entrer Quoi qu'il m'arrive, et même si je deviens fou, je sais que je ne verrai pas la déesse Kâlî. Mais faites-moi naître dans un autre pays et remplissez mon cerveau d'enfant d'autres images, qui sait ce que fût devenue ma vision du monde ? Byron trouve dans l'Univers les signes de l'action volontaire d'un destin cruel, hostile à l'homme. Je vois, moi, un univers puissant, impitoyable mais indifférent aux individus. Qui à raison ? Byron avait été élevé par des calvinistes Une infirmité, une suite d'événements malheureux, des voyages en Orient avaient formé son fatalisme. La philosophie optimiste de Meredith est celle d'un bon marcheur. Le sentimentalisme d'Amiel était physiologique. L'équilibre de George Sand...
Il commençait à pleuvoir. Un groupe me dépassa. C'étaient trois jeunes filles, ouvrières sans doute, peut-être blanchisseuses. L'une d'elles portait un grand panier de paille blanche et parlait avec une évidente passion qui la rendait éloquente. « Eh bien, disait-elle, puisque vous me poussez à bout, tant pis, je vais vous dire toute la vérité : j'avais envie d'une robe de velours ». Plongeon dans un nouvel univers privé. « Le silence éternel de ces espaces infinis m'effraie » disait l'ascète malade. « Je vais vous dire toute la vérité : j'avais envie d' une robe de velours », disait cette blanchisseuse. Quand elle sera vieille et laide, elle trouvera le monde mauvais et un vieillard lui dira : « Tu n'aimes personne. » Non seulement le cosmos est individuel, mais il se transforme avec l'âge. Qui pensa jamais comme MarcAurèle à vingt ans ? Quand les passions s'apaisent par l'usure du corps, la philosophie devient plus sereine. Le même homme, malade ou mourant, rejette sa vérité d'homme bien portant. En une seule journée l'homme normal change dix fois de philosophie. L'athée a ses minutes de mysticisme. « Le plus religieux des hommes, disais-je à M.. qui est un catholique fervent, doute au moins une fois par jour. Une fois par jour ! dit-il. Cent fois par jour... Moi, dit-il, j'estime que l'homme qui croit pleinement à sa religion cinq minutes par jour est un grand croyant. » Mais la plupart des hommes n'avouent pas ces choses. Ils ont un patriotisme spirituel. Ils exercent une censure mentale sur eux mêmes. Ils ont, disait Huxley, le chauvinisme du mysticisme, le chauvinisme de l'agnosticisme. Et pourtant, pensais je, n'y a-t-il pas un univers commun qui contiendrait tous ces univers, une patrie des monades, une vérité communicable ? Car, pensais-je (j'arrivais devant chez moi) si je puis comprendre l'univers de Pascal et celui de Huxley, j'atteins à un univers synthétique qui paraît être d'une autre classe. Que la vérité soit relative, c'est une vérité absolue. Mais à ce moment ma clé fut dans la serrure et mon univers transformé.

André Maurois in Les Nouvelles littéraires, 14 Décembre 1929.