Un nationaliste est celui qui n'a pas présentement confiance en sa nation. Je n'entends parler ici que de nationalisme littéraire, mais la définition vaut peut-être aussi en politique. Oui, la différence fondamentale entre un nationaliste littéraire français et un antinationaliste, c'est que le premier tient l'esprit français pour le plus fragile, le plus-débile, le plus aisé à détruire ou à falsifier de tous les esprits nationaux, alors que l'autre le tient pour l'un des plus souples, des plus solides et des plus vastes qui soient. Il est rare que le problème soit mis ainsi en équation. Le nationaliste reproche à celui qui ne l'est point de vouloir remplacer l'esprit français par un esprit international, de vouloir attenter à la culture gréco-latine et chrétienne qui a donné les chefs-d'œuvre du XVIIe siècle, de vouloir enfin détruire la notion élastique de l'homme. Il l'accuse encore d'humanitarisme et déploie devant lui comme une bannière le beau mot d'humanisme. Ce ne sont depuis trente ans, et surtout depuis la fin de la guerre, que défenses de l'humanisme, défenses de l'Occident, défenses de l'esprit latin.
Et quels moyens de défense propose-t-on ? Les mêmes qu'en matière de douanes. Au libre-échange intellectuel qui fut l'honneur et la raison d'être des deux derniers siècles, on nous conseille de substituer le régime de la porte close et de ne plus laisser entrer en France que des produits étrangers fabriqués avec des matières spirituelles d'origine franco-gréco-latino-chrétienne, selon des méthodes dûment estampillées par l'esprit français. On consent aussi à ouvrir la porte à des ouvrages violemment négateurs, à condition qu'on puisse leur faire jouer le rôle des ilotes ivres devant la jeunesse Spartiate et qu'ils détournèrent du coup l'esprit français de toutes les « chimères » qui ne sont pas gréco-latino-chrétiennes.
La riposte habituelle de l'antinationalisme littéraire me paraît, je l'avoue, le plus souvent trop étroitement liée à des vues politiques. et à des vues politiques extrémistes. Cette réponse, on la connaît : c'est que le Français d'aujourd'hui doit se détacher de l'esprit latin, considéré comme expression du conservatisme bourgeois, et des humanités à base de grec et de latin considérées comme un enseignement de classe, comme une sérparation entre les classes. L'esprit français, dans ce qu'il a de traditionnel, serait désormais réduit à défendre les conceptions politiques les plus réactionnaires.
Il me semble qu'il y a là, de la part d'un certain antinationalisme, une erreur et une erreur d'autant plus lourde qu'elle vient de ce que cet antinationalisme accepte de poser le problème dans les termes mêmes où ses adversaires l'ont voulu et de ce qu'il se borne à dire noir lorsque les nationalistes disent blanc. Il n'est pas prouvé le moins du monde, en effet, que l'esprit français traditionnel, modelé par la Grèce et par Rome, soit asservi au nationalisme, au conservatisme le plus étroit et que, pour être « avancé », il faille le répudier.
Reprenons le beau mot d'humanisme, revenons à cette fameuse « notion classique de l'homme », et examinons les choses d'un peu plus près. La grande tâche que l'esprit latin (italien, français, espagnol) a menée à bien à travers le moyen âge, la Renaissance et l'époque classique, quelle a-t-elle été ? De fondre l'apport oriental, asiatique (mais oui, oriental et asiatique), du christianisme et la civilisation gréco-latine en décadence. C'est l'esprit chrétien, venu d'Orient, qui, après des siècles obscurs, a redonné un lustre nouveau, une vie nouvelle à la civilisation gréco-latine morte d'épuisement. L'esprit latin, ou méditerranéen, a digéré le christianisme et en a fait, en le greffant sur la romanité, le catholicisme, c'est-à-dire une création puissamment occidentale. Voilà le moment, ou jamais, de citer le vers éculé de Térence : Je suis homme, rien d'humain ne m'est étranger.
L'humanisme, c'est cela, et non pas des cris et des clameurs parce que huit théâtres de Paris à la fois représentent des pièces étrangères. Comment ? Vous prétendez au monopole de l'humanisme, et vous protestez quand on vous apporte d'au-delà de vos frontières des échantillons d'humanité ? Le vrai, c'est qu'il y a antinomie entre humanisme et nationalisme.
Avoir confiance en l'esprit français, c'est se rappeler son pouvoir toujours intact de tamisage, de filtrage, de mise en forme, ou, pour employer une autre image, se souvenir qu'il fonctionne comme une meule de moulin. Il faut lui fournir du blé venu de partout pour qu'il en fasse la farine dont lui-même et aussi les autres feront leur pain. Ce rôle éminent, ce rôle privilégié de l'esprit français, transformateur, maturateur, guérissant plutôt que créateur, ne peut être joué qu'en accueillant tous les germes épars dans le monde, toutes les nuées flottantes pour les changer en pluie bienfaisante.
Si l'esprit français paraît en ce moment aux étrangers qui nous observent, devenu statique, immobile, stagnant, c'est qu'on a tenté, depuis le début du siècle, et non pas toujours sans succès, de réduire de plus en plus son pouvoir, sa volonté d'accueil. Le moulin ne tourne pas encore à vide, mais si on n'y prend garde, cela ne tardera pas. Pourquoi dissimuler l'ampleur, l'énormité même de la tâche qui se présente en ce moment à lui ? Il s'agit pour l'esprit français, qui a su digérer le christianisme, de digérer le marxisme, venu en apparence d'un Orient moins lointain, en réalité du même Orient que l'évangile. Digérer le marxisme, qu'est-ce à dire ? Bien malin qui le devinerait. C'est peut-être l'adapter, le concilier avec les formes traditionnelles de l'individualisme et du libéralisme, c'est peut-être le dépasser, après en avoir tiré les sucs, les vitamines. Mais, c'est là besogne urgente, besogne digne de l'esprit français, et qui devrait profiter au monde. C'est d'une telle étude que naîtrait un humanisme véritable, qui tiendrait compte des masses et non plus des réactions d'individus plus ou moins privilégiés que se dégagerait une notion classique de l'homme, valable à nouveau pour quelques siècles.
Se boucher les yeux et les oreilles, se murer avec son magot dont la valeur diminue tous les jours au fond de quelque cave barricadée, voilà ce que le nationalisme littéraire nous propose. Encore une fois, je ne fais pas ici de politique : je conçois fort bien, par exemple, cette digestion du marxisme par l'esprit français contemporain d'un anticommunisme politique radical. Mais vouloir, sous prétexte de le préserver, écarter l'esprit français de toutes les bagarres intellectuelles et morales de ce temps, ne pas compter sur lui pour apporter clarté, audace mesurée et universalité dans la crise actuelle, ou encore espérer que les vieilles solutions héritées pourront encore suffire à calmer l'effervescence actuelle, née de conditions de vie sociale et individuelle différentes, c'est avoir véritablement perdu confiance en l'esprit français. Et comment l'étranger garderait-il confiance quand ceux qui, chez nous, crient le plus fort, leur annoncent la démission de la France ?

Benjamin Crémieux in Marianne, 23 Novembre 1932.