C'est un peu essai aussi, n'est-ce pas ? Il y a à la base un texte de Croce et un texte oral de ma grand-mère. J'ai trouvé une ressemblance entre ces deux histoires apparemment contradictoires : du barbare qui va vers la culture et d'une personne qui part de la culture pour retourner à la barbarie.
Jean de Milleret, Entretiens avec Jorge Luis Borges.

Parcouru chez Gibert (bleu) Le Remède et la mal (1989) de Jean Starobinski et plus particulièrement le chapitre intitulé Le mot civilisation. Il n'est bien entendu pas question de résumer ici les pages de Starobinski, leur richesse excédant, et de loin, le caractère hâtif de ma lecture. Mais je fus frappé par la conclusion de l'article. L'auteur y mentionne et cite longuement la nouvelle de Borges, Histoire du guerrier et de la captive.
Dans sa nouvelle Borges rapproche deux histoires (la traduction proposée est celle de R. Caillois).
La première lui est inspirée par la lecture du livre La Poesia de Benedetto Croce. Il s'agit de l'histoire du barbare longobard Droctulft qui se mit au service de la ville de Ravenne qu'il avait d'abord attaquée.

(...) dévot de la Terre, de Hertha, dont l’idole voilée allait de hutte en hutte sur un chariot tiré par les vaches, ou dévot des dieux de la Guerre et du Tonnerre, frustes figures de bois enveloppées d’étoffes et surchargées de monnaies et de torques. Il venait des forêts inextricables du sanglier et de l’aurochs. Il était blanc, gai, innocent, cruel, loyal à son chef et à sa tribu, non à l’univers. Les guerres le conduisent à Ravenne, et là, il voit quelque chose qu’il n’a jamais vu, ou qu’il n’a pas vu avec plénitude. Il voit lalumière du jour, les cyprès et le marbre. Il voit un ensemble qui est multiple sans désordre ; il voit une ville, composition faite de statues, de temples, de jardins, de maisons, de degrés, de jarres, de chapiteaux, d’espaces réguliers et ouverts. Aucune de ces oeuvres, je le sais, ne l’impressionne par sa beauté; elles le touchent comme aujourd’hui nous toucherait une machine complexe dont nous ignorons la destination, mais dans le dessin de laquelle on devine une intelligence immortelle. Peut-être lui suffit-il de voir une seule arche, avec une inscription incompréhensible en éternelles lettres romaines. Brusquement, cette révélation l’éblouit et le transforme : la Ville. Il sait que, dans ses murs, il sera un chien ou un enfant, et qu'il n'arrivera même pas à la comprendre, mais il sait aussi qu'elle vaut mieux que ses dieux et la foie jurée et toutes les fondrières de la Germanie.

La seconde histoire, à l'opposé, est celle d'une anglaise rencontrée par la grand-mère de Borges.

Voici quinze ans qu’elle n’avait pas parlé sa langue natale : elle avait du mal à la retrouver. Elle dit qu’elle était du Yorkshire, que ses parents avaient émigré à Buenos Aires, qu’elle les avait perdus au cours d’un raid, que les Indiens l’avaient emportée, qu’elle était maintenant la femme d’un cacique à qui elle avait donné deux fils et qui était très brave. Elle dit tout cela dans un anglais rustique, entremêlé de mots araucans et pampas et, derrière le récit, on devinait une vie sanglante : les tentes en cuir de cheval, les flambées de fumier, les festins de chair brûlée ou de viscères crus, les marches furtives à l’aube, l’assaut des fermes, les clameurs et le pillage, la guerre, le rassemblement d’un bétail grouillant par des cavaliers nus, la polygamie, la pestilence et la magie. À une pareille barbarie était retombée une Anglaise. A la fois apitoyée et scandalisée, ma grand-mère lui conseilla de rester. Elle promit de la protéger, de payer une rançon pour ses enfants. L'autre répondit qu'elle était heureuse et, le soir même elle s'en retourna au désert.

Borges conclut alors par ces mots :

Mille trois cents ans et la mer séparent le destin de la captive et celui de Droctulft. Aujourd'hui, l'un et l'autre sont également irrécupérables. La figure du barbare qui embrasse la cause de Ravenne, la figure de l'Européenne qui choisit le désert peuvent paraître antagoniques. Pourtant un élan secret emporta les deux êtres, un élan plus profond que la raison, et tous deux obéirent à cet élan qu'ils n'auraient pas su justifier. Les histoires que j'aie racontées sont peut-être une seule histoire. L'avers et le revers de cette médaille sont, pour Dieu, identiques.

Ainsi la civilisation ne se conçoit pas sans un extérieur, la barbarie. C'est là même sa définition. Mais en pensant la possibilité d'un passage quasi immédiat entre barbarie et civilisation, en établissant une proximité paradoxale entre le dedans et le dehors, Borges, dans ce qu'il faut peut-être considérer comme une parabole, échappe à l'alternative entre l'univocité de l'absolu et le relativisme culturelle.