Mes remerciements à Jean-Yves Pranchère pour avoir suscité cette note forcement lacunaire.

Ce à quoi vous aspirez comme révolutionnaire, c’est à un Maître. Vous l’aurez.
Lacan.

Ce sont les vertus qui s'associent non les égoïsmes.
Sismondi.

Dans Politiques et moralistes du dix-neuvième siècle, Emile Faguet définit Stendhal comme un déplacé, un homme qui serait dans la première du XIXe comme dans une maison dont il ne connait pas les êtres. L'image est amusante à défaut d'être complètement juste. Peut-être serait-il préférable de faire de Stendhal un homme entre, position certes inconfortable mais qui lui permet d'adopter la meilleure position pour observer, pour marquer les limites d'une vérité.Michel Crouzet fait fort habilement remarquer la présence de la ligne de crête dans le paysage stendhalien, point de vue duquel s'offre à l'auteur ou a ses personnages la possibilité d'examiner tout l'étendue qui l'entoure et d'opérer ainsi un choix. Si la ligne de crête permet de se situer dans l'espace, elle permet également d'appréhender la totalité de la temporalité, l'avant et l'après, le passé et le futur dans la mesure où ce dernier se présente à nous au loin. Et pour filer la métaphore de Faguet, faisons de Stendhal celui qui, pour mieux connaître les êtres qui l'entourent, monte sur le faîte de la maison pour y étudier d'un coté le chemin parcouru par les hôtes jusqu'à elle, de l'autre le chemin à parcourir pour atteindre une nouvelle habitation.

Que voit Stendhal en cette fin des années 1830 ? D'un coté l'ancien régime, plus proche la révolution et sa suite napoléonienne, de l'autre la morose Amérique, celle, la seule, qui peut nous éclairer un peu sur notre avenir. L'Amérique c'est à dire l'idéal démocratique, le goût de la liberté, le culte du bonheur du plus grand nombre comme le dit Fabrice. Oui mais alors pourquoi morose? C'est là que se situe toute la contradiction stendhalienne, la tension entre son adhésion aux principes démocratiques et le rejet des conséquences de leurs réalisations concrètes.

Ce qu'instaure la démocratie, par le biais du suffrage universel, c'est la tyrannie de l'opinion publique, ce tyran aux mains sales; l'égalité démocratique parce qu'elle nie toute singularité oblige à plaire à tout le monde, elle instaure l'aristocratie du cabaret qui oblige à faire la cour à la partie la plus déraisonnable de la population. Paradoxe de la démocratie qui tout en proclamant l'affranchissement de l'individu finit par nier le Moi au non d'un Moi collectif : Mais le gouvernement républicain, laissant une foule de droits aux citoyens, est obligé de leur imposer une foule d’obligations qui, pour ma part, me gêneraient fort. Pour ne pas avoir de mécompte, il faut bien comprendre que les droits de la république ne peuvent pas exister sans de nombreuses restrictions à la liberté individuelle. Aux États-Unis d’Amérique, je nomme le roi, je nomme le commissaire de police, je nomme le balayeur de ma rue ; mais si je marche trop vite le dimanche, je suis déshonoré ; on suppose que je marche pour me donner le plaisir de la promenade, et non pour aller au temple. En un mot, il faut avant tout, que je déplaise à aucun des ouvriers qui occupent des boutiques dans ma rue. Le peuple au pouvoir devient dans cette optique tout le pouvoir donné au peuple, de sujet je deviens esclave. Comment ne pas penser à Tocqueville lorsqu'il déclare : L’unité, l’ubiquité, l’omnipotence du pouvoir social, l’uniformité de ses règles, forment le trait saillant qui caractérise tous les systèmes politiques enfantés de nos jours. On les retrouve au fond des plus bizarres utopies. C'est au nom de la liberté - Je ne respirais que révolte, tout ce qui était tyrannie me révoltait, je n’aimais pas le pouvoir.- que Stendhal condamne la liberté démocratique

Il ne s'agit pas cependant de faire de Stendhal une sorte d'anarchiste avant la lettre, niant toute réalité, toute nécessité d'une politique mais la politique à mettre en place est une politique à minima, c'est celle du passage à l'acte du moi selon la formule de M.Crouzet. Dans une lettre du 21 avril 1885 adressée à sa sœur, Stendhal écrit : On agit dans le monde pour deux choses. 1) Ou pour donner carrière à sa passion, la débonder, la sfogarer comme disent les italiens... 2) Ou bien, on agit pour porter les autres hommes, ou un autre homme, à faire telle action que nous croyons bonnes à nos intérêts... Tout le jeu étant, par la feinte, de mettre en place la première proposition par l'application de la deuxième, d'où l'impératif suivant :Il faut donc n'estimer le public que ce qu'il vaut, mais en même temps l'estimer ce qu'il vaut. Prendre le monde tel qu'il est, du bon coté et ne pas faire comme ce philosophe chagrin qui, fendant une racine de noyer au milieu de la cour, s’efforcerait tout le matin de faire entrer son coin par le gros bout, ne parviendrait qu’à casser sa masse et, sur les midi, dégoûté de ses efforts, irait pleurer dans un coin de la cour ; bientôt il s’exalterait la tête, se mettrait à croire qu’il y a de l’honneur à être malheureux et, de suite, qu’il est excessivement malheureux. Ne pas devenir un de ces ennuyés ennuyeux. Ce dont Stendhal fait l'éloge ici, c'est de la société de cour avec ses complots et ses cabales. Comment concilier un tel éloge avec l'histoire qui marche ? En prônant un gouvernement, puisque que tout gouvernement est un mal qui préserve d'un mal plus grand (celui de la lutte des égo, de l'asservissement qui en résulte), un gouvernement donc qui fait le moins de mal aux gouvernés, et leur assure le mieux la sureté sur la grande route, et la justice quand ils prennent envie de se chamailler entre eux. De plus, il les amuse par la garde nationale et les bonnets à poil. Bref une constitution, les deux chambres,un roi ou un président, la liberté de la presse, la justice et la liberté. Il convient aussi de se méfier de ces êtres étranges qui veulent à tout prix faire votre bonheur, l'Histoire est passée par là : Si les républicains viennent au pouvoir, ils y arriverons, je crois, avec des intentions raisonnables, mais bientôt ils se mettraient en colère, et voudraient régénérer dira Lucien Leuwen.

Aristocratisme de Stendhal ? La trace en est présente dans toute l'œuvre :J’avais et j’ai encore les goûts les plus aristocratiques. Je ferais tout pour le bonheur du peuple , mais j’aimerais mieux, je crois, passer quinze jours de chaque mois en prison que de vivre avec les habitants des boutiques, ou bien encore : Je remonte en voiture en me demandant si l’habitude des élections , qui réellement ne commence que cette année, va nous obliger à faire la cour à la dernière classe du peuple comme en Amérique. En ce cas, je deviens vite aristocrate… Ce que Stendhal abhorre avant tout c'est l'égalisation des égo dont la conséquence ne peut être que le nivellement par le bas et l'uniformisation. D'où la tentation du retour en arrière, du retour à avant 89 : Convenez que cette aimable religion jésuitique n’a qu’un défaut, c’est d’être un peu trop ennemie de la liberté de la presse et du gouvernement des deux chambres. Ce n’est pas que, par goût je n’aimasse mieux vivre sous la régence du duc d’Orléans vers 1720 ; mais comment faire reculer le temps. Et Lucien préférerait cent fois les mœurs élégantes d’une cour corrompue à l'Amérique dans laquelle il s'ennuierait. Mais Stendhal est trop lucide pour penser que l'on puisse faire reculer le temps. Dans un texte consacré aux lettres du président de Brosses, La Comédie est impossible en 1836, il pose encore une fois la question :Cet ensemble si attrayant de la vie de 1739, pourra-t-il renaître un jour au-delà des Alpes ou chez nous ? Peut-on recréer une vieille maison qu'un incendie vient de réduire en cendres ? On en fera une nouvelle, plus où moins semblable ; mais je n'y retrouverais jamais toutes les petites commodités, tous les petits arrangements que soixante d'habitation avaient accumulés dans l'ancienne : et d'ailleurs pendant la reconstruction, j'ai pris de nouvelles habitudes. C'est cette lucidité qui irritera Maurras, il y voyait une trahison, qui, dans sa préface à Rome, Naples et Florence en 1919 voulut assigner Stendhal à résidence pour la défense de la patrie. Rien de plus étranger à Stendhal que l'idée de patriotisme, s'il voulait défendre quelque chose c'était plutôt une civilisation ou pour être plus précis un ensemble de mœurs et de civilités.J’ai besoin des plaisirs donnés par une ancienne civilisation.

Le reproche fondamental qu'adresse Stendhal à l'Amérique en tant qu'elle préfigure l'avenir (notre présent) c'est d'avoir dans un double mouvement par le jeu de l'égalité démocratique (un homme, une voix - Les hommes, dit Lucien, ne sont pas pesés, mais comptés, et le vote du plus grossier des artisans compte autant que celui de Jefferson...) vider le Moi de toute valeur morale puis, l'homme ne pouvant se résumer à une simple arithmétique, de substituer l'avoir à l'être. Je viens de montrer Rome à un jeune anglais de mes amis...Il m'a présenté à M. Clinker ; c'est un Américain... Depuis trois jours que je le connais, M. Clinker ne m'a pas fait une question étrangère à l'argent...Toute cette conversation avait lieu en présence des plus beaux monuments de Rome... Enfin, de la conversation de ce riche Américain que deux paroles de sentiment : how cheap ! how dear ! (Combien cela est bon marché, combien cela est cher !). Rien ne pouvant distinguer un Moi de l'autre, le seul instrument de mesure devient l'argent qui par glissement devient l'unique moyen d'évaluer le monde. Ce qui est alors perdu c'est le sentiment des arts. L'ego démocratique devient autiste, tout lui devient étranger mise à part ce qui le constitue, le processus d'accumulation. L'Américain a tout examiné avec ce genre d'attention qu'il eût donné à une lettre de change qu'on lui aurait offert en payement ! Il n'a absolument senti la beauté de rien. Perdre le sentiments des arts, c'est perdre le désir de sortir de soi, de créer du lien, c'est renoncer au bien commun qu'est la civilisation. Seule prédomine la compétition économique. La liberté elle même devient une liberté négative. J’avais pour compagnons de voyage des bourgeois riches ou plutôt enrichis…faudra-t-il faire la cour à des êtres tels que ceux-ci ? Sont ce là les rois de l’Amérique…ils se sont mis à louer bêtement la liberté et de façon à en dégoûter, la faisant consister surtout dans le pouvoir d’empêcher leurs voisins de faire ce qui leur déplait. Les égoïsmes jamais ne s'associent.

Il y a entre entre le Moi stendhalien et le Moi démocratique un profond antagonisme qui se trouve résumé par Lucien à la fin de l'une de ses méditations américaines. Mais je ne puis préférer l'Amérique à la France ; l'argent n'est pas tout pour moi, et la démocratie est trop âpre pour ma façon de sentir. C'est l'être même de Stendhal qui refuse la démocratie ou du moins ses conséquences. Faut-il alors voir dans la pensée politique de Stendhal l'illustration par anticipation d'une formule du psychanalyste cité un peu plus haut : Je ne suis libéral, comme tout le monde, que dans la mesure où je suis anti-progressiste.




Éléments bibliographiques:
Les citations en italiques sont extraites des œuvres de Stendhal disponibles dans l'édition Martineau sur le site Gallica et plus particulièrement de la Correspondance (1805), De L'amour (1822), des Promenade dans Rome(1829), de Lucien Leuwen (1834 - édition de M. Crouzet au Livre de Poche), de La Vie d'Henry Brulard (1835), des Mémoires d'un Touriste (1838), du Voyage dans le midi de la France, et de La Comédie est impossible en 1836 parue dans La Revue de Paris (disponible sur Google books).

Ont été également consultés de Michel Crouzet, Stendhal et l'Amérique, de Jean Pierre Richard, Stendhal Flaubert, d'Emile Faguet, Portraits et moralistes du dix-neuvième siècle (disponible sur Gallica) ainsi que les articles concernant Stendhal dans Albert Thibaudet, Réflexions sur la politique.