L’indomptable vigueur de son esprit (il s'agit de Machiavel) paraît encore dans l’étrange description qu’il a faite de la peste de Florence un mois avant sa mort, un mois après le sac de Rome.
Cet homme, d’un malheur accompli, seul, vieux, pauvre, haï, méprisé, savez-vous ce qu’il fait ? Parmi les litanies funèbres, sur le bord de sa fosse, il écrit une espèce de Pervigilium Veneris du mois de mai. C’est l’idylle de la peste. Dans la ville, il est fort à l’aise : il va en long, en large, au milieu des fossoyeurs qui crient : « Vive la, mort ! » comme c’était l’usage de chanter Mai et le printemps. A travers les ténèbres, il croit voir passer la peste dans une litière. C’était une jeune morte, traînée par des chevaux blancs.
Il s’en va sur la place où l’on élit les magistrats. Il n’y a plus de peuple. Des citoyens encore, mais allongés sur des civières qu’on porte. Au défaut de vivants, au vote on appelle les morts.
Étonnant aspect des églises ! Le clergé est mort, les moines sont morts. Tel reste pour confesser les femmes malades qui se traînent et viennent mourir là. Il est assis au milieu de la nef, les fers aux pieds, aux mains, pour empêcher qu’il ne les touche. Songez-y, dans ce temps de mort, c’est tout d’être vivant. Trois dévots en béquilles, qui circulent dans l’église, lancent un regard d’amour à trois vieilles édentées. Machiavel, avec ses soixante ans, est sûr de plaire et de trouver fortune.
Sur les tombes qui entourent l’église, il trouve une jeune femme échevelée qui se frappe le sein. Il avance, non sans quelque crainte ; il console, interroge. Elle répond, s’épanche, elle conte en paroles hardies (les morts n’ont peur de rien), en lamentations effrénées, les joies conjugales qu’elle n’aura plus. Ce disant, elle pâme. Est-elle morte ? Pestiférée ou non, Machiavel la délace et desserre, « quoiqu’elle ne fût pas très serrée ». Elle revient alors, et jure qu’elle n’a plus souci d’elle, de moeurs ni de pudeur. Là-dessus, un sermon équivoque du bon apôtre, qui prêche la décence des plaisirs secrets.
C’est l’horreur sur l’horreur ! la mort entremetteuse !... Ailleurs, à Santa-Maria-Novella, sur les degrés de marbre de la grande chapelle, il trouve, sous de longs vêtements, une admirable veuve. Suit la description, laborieuse, mythologique, de cette divinité. Morceau sensuel, triste, qui sent le vieillard et l’effort. Cupidon, Vénus, les Hespérides, ne réchauffent pas tout cela. Moins froid le marbre funéraire où siège cette idole de mort.
Sa vie y reste aussi, un mois ou deux après il meurt.
Michelet, Histoire de France, Réforme.

Un article lue dans la revue L'Histoire, à propos d'un roman dont je ne sais rien, m'a donné envie d'en savoir plus.

L’histoire racontée par Michelet (1855) s'appuie sur La Description de la Peste à Florence en 1527, dernier écrit de Machiavel. La journée décrite est celle du 1er mai. Machiavel meurt le 22 juin 1527. Le texte de Machiavel n’est pas sans poser quelques problèmes. Les historiens ne semblent pas faire mention d’une épidémie de peste qui aurait ravagé Florence au cours de ce mois. On sait cependant que la maladie a gagné Rome fin 1527. S’agirait-il de la description de cas isolés ayant touché la Toscane ?
D’autre part quel est le statut de La Descrizione ? Ecrite à un moment le plus trouble de l’histoire de l’Italie (la dernière phrase doit y faire allusion), Florence vient tout juste d’échapper aux troupes du connétable de Bourbon, Rome sera mise à sac par ces dernières les 5-6 mai, elle semble, bien que rapportant des faits tragiques, être une sorte récréation pour Machiavel. Ce mariage par temps de peste à quelque chose de bizarre et parait tout droit sorti d’un conte.

Je me prépare pour la nuit prochaine aux plaisirs d'une comédie future…

Pour terminer, il faut aussi ajouter que cette description fut attribuée à Lorenzo Strozzi.
C’est donc de ce texte que s’empare Michelet. Il le condense, le triture, force sur le grotesque - les femmes boiteuses deviennent trois vieilles édentées, il en renverse les perspectives.

Je poursuivis mon chemin ; et près du Marché-Neuf je rencontrai la peste qui venait à cheval. Dans le premier moment ce spectacle me trompa, car, voyant venir de loin une litière portée par des chevaux dont la blancheur était aussi éclatante que la neige, je crus que c'était quelque noble dame ou quelque personnage de haut lignage qui allait en partie de plaisir ; mais ayant vu tout autour, au lieu de serviteurs, les hospitaliers de Santa-Maria-Nuova, je n'eus pas besoin d'autres informations.
Machiavel.

Machiavel rencontre effectivement la peste. Ce qu’il avait pris au départ pour une femme qui allait à une partie de plaisir se trouve être la peste en mouvement. En peu de mots Michelet balaie l’image. Ne subsiste plus que le corps de la jeune morte.
A l’inverse Michelet désérotise la veuve dont Machiavel fait le portait. Là où Machiavel voit un corps bien réel de femme, objet de son désir,

Comme il me semblait que je perdais inutilement le temps, et brûlant du désir de revoir une beauté aussi désirée, je me hâtai de rentrer chez moi...

Michelet introduit la figure de la mort. Il fait image.
Quand Machiavel ne sait pas,

Quant à ce qui arrivera, après les noces je vous le ferai savoir.

Michelet énonce une certitude.

...un mois ou deux après il meurt.

Jules Michelet est un alchimiste.