(A Jacqueline P*** dont on me dit qu'elle est une lectrice occasionnelle).

L'individualiste fait résider toute sa valeur et tout son bien non dans ce qu'il possède, ni dans ce qu'il représente, mais dans ce qu'il est.
Georges Palante

Nous étions en classe de quatrième, il s'appelait J*** M***...
Leur avais-je déjà raconté cette histoire ? Peut-être ? Mais qu'importait. Les souvenirs on les racontait certes aux autres, mais aussi à soi-même. Car, comme l'avait fait remarquer un philosophe, il suffit que l'existence ait eu lieu pour qu'elle devienne et qu'ainsi il soit possible de lui rendre grâce. D'où, d'ailleurs, ce malaise à l'écoute des rêves. Malaise dont l'origine doit se trouver dans le caractère arbitraire de ceux-ci puisque, sans raison apparente, les morts peuvent revenir, le passé ou le futur devenir présent, ce qui est loin se trouver près. Et que, comme le dit Schopenhauer, nous doutons tout à coup de ces formes qui seules établissent une distinction entre notre individu et le reste du monde.
Il s'appelait J*** M*** et faisait partie de ceux que ma mère considérait comme les bons élèves. Alors qu'au grand désespoir de celle-ci, j'étais plutôt du coté des mauvais. Je dois dire que j'aggravais mon cas en ne communiquant aucun de mes résultats, si bien que ma mère en ayant l'intuition de la médiocrité de mes notes, intuition qu'elle savait fondée - comment pourrait-il avoir de bons résultats alors que je ne le vois pas travailler -, ne pouvait jamais en avoir la confirmation.
Il devait faire particulièrement chaud ce midi là. Aussi lorsqu'à la sortie des classes, et qu'il passait rue Schoelcher, ma mère proposa à J*** M*** de venir prendre le frais dans sa boutique climatisée; il ne sut pas dire non. Le pauvre. On l'installa, on le flatta, on le doucina. Et il parla.
La sanction fut immédiate. Dès mon retour au lycée, je calottais J*** M***. La chose fut d'autant plus facile qu'il était plus petit que moi. J*** M*** avait-il agi par méchanceté, par volonté de me nuire ? Je l'ai longtemps cru. Il se peut aussi que son attitude puisse s'expliquer par son incapacité à percevoir l'unicité de nos personnes. Il aurait tant aimé que je lui ressemble, lui le bon élève. Sa sensibilité le poussait à effacer les distinctions entre les moi.
Mais l'histoire ne s'arrête pas là.
Humilié, J*** M*** s'en retourna voir ma mère pour se plaindre des coups reçus. Le naïf. Quel ne fut pas son étonnement lorsqu'il s'entendit dire, par celle, être foncièrement original, qu'il avait pris pour son alliée, que certes son fils avait des défauts mais que ce que lui, J*** M***, avait fait jamais Pascal ne l'aurait fait, et que, par conséquent, la sanction était méritée.
Une vingtaine d'années après je le revis. Se souvenait-il de cet épisode ? Il me tint un discours gauchisant, rempli d'amour pour l'humanité. Ah! canaille! canaille! Il n'avait pas changé, sa sympathie englobait maintenant le genre humain dont il aurait tant aimé qu'il fût comme lui. Avais-je changé ? Je ne le crois pas. J'essayais, et essaye encore d'être cet individu décrit par Palante celui qui ouvre les cœurs à la libre sympathie d'individu à individu qu'il place dans une sphère supérieure aux abstractions humanitaires et aux égards conventionnels de la sociabilité courante.
Leur avais-je déjà raconté cette histoire ? Peut-être ? Mais qu'importait. La raconter encore une fois suffisait à prouver que ces jours passés furent parmi les plus heureux.