Via Libération, qui reprend un article de Slate (traduit ici sans les liens) retour sur l'affaire du dernier manuscrit inédit - The Original of Laura -de V. Nabokov. En septembre 1976, Nabokov considère que le livre est pratiquement complet dans sa tête (1), mais sa santé se dégradant il ne pourra en terminer la transcription. A sa mort en 1977 Nabokov laisse donc le roman inachevé sous la forme d'une cinquantaine de fiches manuscrites. Dans son testament il demande à Véra, sa veuve, de détruire les fiches ; elle ne le fera pas. A la mort de Véra c'est au tour du fils, Dmitri, de prendre ses responsabilités : détruire ou ne pas détruire. À ce jour aucune décision n'a été prise.
On ne sait quasiment rien sur le contenu du texte hormis qu'il s'agirait, selon Zoran Kuzmanovich, un spécialiste de Nabokov qui en aurait entendu une lecture, de : a story about aging but holding onto the original love of one's life (la fuite du temps et son arraisonnement par le souvenir d'un amour originel).
J'ai pensé au premier roman de Nabokov, Machenka, publié en 1926 (Nabokov a 26 ans, il a fuit la Russie pour l'Allemagne).
Ganine est un jeune émigré, sans profession définie, qui vit dans le Berlin des années 20. Il loge dans une pension de famille, type pension Vauquer, en compagnie d'autres russes. Il apprend que la femme de l'un de ses compatriotes émigrés, restée en Russie, doit bientôt le rejoindre. Il découvre que cette femme, Machenka, n'est autre que le premier amour de sa vie. Amour de jeunesse qui n'a pas su résister à la fuite du temps mais qui reste, semble-t-il, le plus grand. Pendant quatre jours Ganine revivra, par la puissance de ses souvenirs, exercice de mémoire volontaire, cet amour perdu. Au bout du quatrième jour (le récit s'articule autour de deux niveaux de temporalité : le temps présent dans lequel vient s'enchasser le temps des souvenirs), jour où Machenka doit arriver à Berlin, il décide de l'enlever, donne un somnifère au mari et part pour la gare. Mais au dernier moment, il change d'avis.

En contemplant le toit squelettique qui se détachait sur le ciel impalpable, Ganine comprit avec une incroyable lucidité que son histoire d'amour avec Machenka était terminé. Elle n'avait duré que quatre jours - quatre jours qui avaient été sans doute les plus heureux de sa vie. Mais, à présent, il avait épuisé ses souvenirs, il en était rassasié... (2)

Ganine partira seul en France, l'avenir est ouvert.

...au-delà de la frontière, c'était la France, la Provence et puis...la mer. (3)

Il est communément admis de donner un caractère autobiographique à la partie russe de Machenka et de voir en l'héroïne la transposition de Tamara, le premier amour de Nabokov, qui sera évoquée dans Autres Rivages l'autobiographie de VN écrite 25 ans après le premier roman (un certain nombre d'épisodes se retrouvent d'un livre à l'autre). Nabokov sait qu'il est impossible de faire revivre le passé dans le présent, que nous sommes prisonniers de ce dernier et que seuls la mémoire et la littérature peuvent nous délivrer, nous permettre de sortir de cette gangue. Toute autre tentative est vouée à l'échec. La Machenka d'autrefois ne sera jamais la Machenka d'aujourd'hui.
Juste avant que Ganine ne prenne la décision de renoncer on peut lire la description suivante.

Il s'arrêta dans le petit jardin public proche de la gare et s'assit sur le banc même où, si peu de jours auparavant, il s'était rappelé le typhus, la maison de campagne, et le pressentiment qu'il avait eu de l'existence de Machenka (...).
Derrière le jardin public on construisait une maison (...).
Malgré l'heure matinale, les ouvriers s'activaient déjà sur la charpente - silhouettes bleues contre le ciel pâle du matin. L'un deux marchait le long du faîte, libre et léger comme s'il était prêt de s'envoler. L'armature de bois brillait au soleil comme de l'or. Trois hommes y travaillaient. Ils se passaient des tuiles, couchés sur le dos, l'un au-dessus de l'autre, en droite ligne, comme sur un escalier. L'homme d'en bas levait au-dessous de sa tête la plaque rouge qui ressemblait à un gros livre...(4)

Un gros livre transmis d'un homme à un autre, une charpente en forme de livre ouvert et posé (4), c'est en contemplant ce toit squelettique que Ganine prend sa décision. Il sait que la seule image de Machenka qui pourra subsister sera celle qui lui sera donnée par le livre à venir.
En 1926 un écrivain est en train de naître. En 1977 un écrivain va mourir. Il revient, semble-t-il, au sujet de son premier roman. la boucle est bouclée. Il pressent qu'il ne pourra terminer le livre, mais il l'a dans sa tête. Il le lit alors aux paons, aux pigeons, aux cyprès, à ses parents morts, à de jeunes infirmières et à la famille d'un médecin, une famille si vieille qu'elle en devient presqu'invisible. Peut-être comprend-il alors que justement la boucle ne doit pas être bouclée, que si elle l'était son oeuvre, son premier amour seraient pour toujours rejetés dans le passé. Que détruire les manuscrits reviendrait au-même. L'écrivain n'aime pas la cloture, il lui préfère la mer et la chasse aux papillons. L'exil est sa condition (5). L'écrivain est rusé. Il demande à sa femme détruire les fiches, il la connait, cela fait plus de cinquante ans qu'ils vivent ensemble, le manuscrit sera épargné. Ce que Nabokov souhaite c'est que son oeuvre reste ouverte et, répétons le, s'agissant de ce qu'il sait être son dernier roman, publication ou destruction sont équivalents. The Original of Laura doit rester cet instant suspendu dans le cours du temps, une bulle si fragile que la moindre manipulation la ferait disparaître, un livre à venir qui ne devra jamais être lu. Un instant d'éternité.

On peut également lire ceci dont je ne sais toujours pas s'il s'agit d'un vrai faux canular.

(1)... The Original of Laura, the not quite finished manuscript of a novel which I had begun writing and reworking before my illness and which was completed in my mind: I must have gone through it some fifty times and in my diurnal delirium kept reading it aloud to a small dream audience in a walled garden. My audience consisted of peacocks, pigeons, my long dead parents, two cypresses, several young nurses crouching around, and a family doctor so old as to be almost invisible.
Lettre de VN du 30 octobre 1976.

(2) Machenka, traduit de l'anglais par Marcelle Sibon, Folio Gallimard.

(3) Ibid

(4) Ibid

(4) Une note dans l'édition de la Pléiade nous apprend que les mots charpente et armature (frame en anglais) rendent le mot russe pérepliot qui signifie aussi reliure

(5) Je suis un écrivain américain, né en Russie et formé en Angleterre où j'ai étudié la littérature française avant de passer quinze ans en Allemagne.
Intransigeances, Julliard, 1985.