Remerciements à Jack Z.

Politique de civilisation (1).
Une récente dispute à propos de la monarchie élective m'entraine vers Chateaubriand. Les deux protagonistes ont tort : une monarchie peut-être élective (cf la Pologne) et, d'autre part, le pouvoir du Roi, en tant que celui-ci incarne un ordre moral et politique transcendant, ne peut-être soumis à des limites temporelles.
Au-delà des positions des deux protagonistes, et en raison même de cette erreur commune, j'ai la nette impression d'assister à un jeu de dupes, mais l'espace démocratique permet-il de faire autrement, un jeu de dupes donc où chacune des parties légitime l'existence de l'autre.
Ma flanerie m'amène à rencontrer ceci :

...nous dirions encore qu'une des plus dangereuses erreurs serait de vouloir tout ramener au positif : résoudre les problèmes de l'ordre social par des chiffres, c'est se proposer un autre problème insoluble ; les chiffres ne produisent que des chiffres. Avec des nombres vous n'élèveriez aucun monument ; vous banniriez les arts et les lettres comme des superfluités dispendieuses ; vous ne demanderiez jamais si une entreprise est juste et honorable, mais si elle rapportera quelque chose ou si elle ne coûtera pas trop cher (...). La liberté acoquinée à la gloire ou enthousiasme du pot au feu se corrompt de deux manières différentes : par la guerre elle prend le génie d'un tyran, par la paix le coeur d'un esclave.
François-René de Chateaubriand - Le Congrès de Vérone.

Pour les plus jeunes, il suffit de remplacer pot au feu par Star Academy.

Beauvoir.
Je n'ai rien lu de Simone de Beauvoir, à peine quelques lignes du Deuxième sexe. L'ouvrage figurait dans la bibliothèque familiale. Mon jeune âge et le titre me firent espérer un livre aimablement pornographique. On comprendra aisément ma déception. Si j'essaye de me souvenir de ce que j'ai réellement lu, l'exercice n'est pas si facile puiqu'il faut ôter toute la glose, le chiendent qui s'est accumulé autour du texte, ne me restent que des considérations autour d'un tuyau d'arrosage comme substitut phallique pour une jeune fille.

Politique de civilisation (2).
Un nègre gréco-latin (sans qui je ne serais pas), l'un des derniers, il entre dans sa soixante-dix-neuvième années, me fait part du texte suivant. Il commença sa vie avec Cicéron, la poursuivit avec Marx et la finira (le plus tard possible) avec Plutarque et Périclès. On connait des plus mauvais parcours.

En effet, la gravité ne saurait se soutenir au milieu des jeux et des divertissements ; la gaieté familière qui y règne s’accorde mal avec la dignité, et nuit à la considération. Il est vrai que c’est au dehors de l’homme réellement vertueux que la multitude s’attache, c’est l’apparence qui a le plus de prix à ses yeux, et les hommes de bien ne sont jamais aussi admirables pour les étrangers que pour les témoins habituels de leurs actions. Mais Périclès, de peur qu’une trop fréquente communication avec le peuple ne finît par inspirer du dégoût pour sa personne, paraissait rarement et par intervalles dans les assemblées : il s’abstenait de parler sur les affaires d’un médiocre intérêt, et se réservait pour les grandes occasions, comme on faisait, suivant Critolaos, du vaisseau de Salamine. Dans les circonstances moins importantes, il se servait de ses amis et de quelques orateurs qui lui étaient dévoués.
Plutarque - Vie de Périclés .

La Route - Cormac McCarthy.
Une critique unanime me fait acquérir le dernier roman de Cormac McCarthy. Un monde post apocalyptique couvert de cendres. Un père et son fils fuyant les derniers hommes réduits au cannibalisme. Quand Mad Max rencontre la Bible. D'où vient cependant, le final est tout de même très beau (Elle disait que le souffle de Dieu était encore le souffle de son père bien qu'il passe d'une créature humaine à une autre au fil des temps éternels), que cela ne me convaint pas. Peut-être parce que, malgré les égnimes, tout est dit. Le récit ne secrète aucune discontinuité par lesquelles le lecteur peut s'échapper. On pense aux belles formules de J.Gracq à propos de Proust chez qui il note l'absence d'un tremblement d'avenir, d'une élation de l'éventuel. Le monde décrit par McCarty est par trop lisible. Le hasard fit que j'ai lu, peu de temps avant, Les Mémoires de deux jeunes mariées de Balzac. Il s'agit d'un roman épistolaire entre une blonde passionnée, faisant fi des conventions et une brune lectrice de Bonald, acceptant un mariage de raison et les contraintes imposées par la vie de famille. Balzac fera mourir la blonde. Tout cela serait fort simple sauf que, au détour d'une page, on peut lire ceci (la brune est enceinte, c'est elle qui écrit) :

Si je dois te dire les choses comme elles sont, au risque de te causer quelque déplaisance pour le métier, je t'avoue que je ne conçois pas la fantaisie que j'ai prise pour certaines oranges, goût bizarre et que je trouve naturel. Mon mari va me chercher à Marseille les plus belles oranges du monde ; il en a demandé de Malte, de Portugal, de Corse ; mais ces oranges, je les laisse. Je cours à Marseille, quelquefois à pied, y dévorer de méchantes oranges à un liard, quasi pourries, dans une petite rue qui descend au port, à deux pas de l'Hôtel-de-Ville ; et leurs moisissures bleuâtres ou verdâtres brillent à mes yeux comme des diamants : j'y vois des fleurs, je n'ai nul souvenir de leur odeur cadavéreuse et leur trouve une saveur irritante, une chaleur vineuse, un goût délicieux. Eh ! bien, mon ange, voilà les premières sensations amoureuses de ma vie. Ces affreuses oranges sont mes amours. Tu ne désires pas Felipe autant que je souhaite un de ces fruits en décomposition. Enfin je sors quelque fois furtivement, je galope à Marseille d'un pied agile, et il me prend des tressaillements voluptueux quand j'approche de la rue : j'ai peur que la marchande n'ait plus d'oranges pourries, je me jette dessus, je les mange, je les dévore en plein air.

Ou après la naissance de l'enfant :

On est à soi seul le monde pour cet enfant, comme l'enfant est le monde pour vous ! On est si sûre que notre vie est partagée, on est si amplement récompensée des peines qu'on se donne et des souffrances qu'on endure, car il y a des souffrances, Dieu te garde d'avoir une crevasse au sein ! Cette plaie qui se rouvre sous des lèvres de rose, qui se guérit si difficilement et qui cause des tortures à rendre folle, si l'on n'avait pas la joie de voir la bouche de l'enfant barbouillée de lait, est une des plus affreuses punitions de la beauté.

Ces oranges bleuâtres et verdâtres transformées en fleurs, cette plaie qui se rouvre sous des lèvres de rose barbouillées de lait pour lesquelles il ne sera donné aucune explication ou justification font bifurquer le récit vers des territoires opaques où l'esprit du lecteur viendra s'abimer.
Ce qui fait la beauté des grands romans c'est justement cette possibilité offerte de quitter la route.