Tout commença par la lecture d'une lettre de M. Leuwen (père) à son fils Lucien.

« Très aimable sous-lieutenant, vous êtes jeune, vous passez pour riche, vous vous croyez beau sans doute, vous avez du moins un beau cheval puisqu’il coûte cent cinquante louis. Or, dans les pays où vous êtes, le cheval fait plus de la moitié de l’homme. Il faut que vous soyez encore plus piètre qu’un saint-simonien ordinaire pour n’avoir pas su vous ouvrir les manoirs des noblilions de Nancy. Je parie que Mellinet (un domestique de Lucien) est plus avancé que vous et n’a que l’embarras du choix pour ses soirées. Mon cher Lucien, studiate la matematica et devenez profond. Votre mère se porte bien, ainsi que votre dévoué serviteur.
François Leuwen

Studiate la matematica, la référence à l'épisode vénitien de Rousseau était explicite. Celui-ci renvoyait à son tour au propre fiasco de Stendhal.

Malgré mes efforts, en aôut 1821, MM. Lussinge, Barrot et Poitevin, me trouvant soucieux, arrangèrent une délicieuse partie de filles (...).
Nous devions avoir Alexandrine, six mois après entretenue par les Anglais les plus riches alors débutante depuis deux mois. Nous trouvâmes sur les 8 heures du soir un salon charmant, quoique au 4ème étage, du vin de Champagne frappé de glace, du punch chaud... Enfin parût Alexandrine conduite par une femme de chargée de la surveiller (...).
Alexandrine parût et surpassa toutes les attentes. C'était une fille élancée de 17 à 18 ans, déja formée, avec des yeux noirs que depuis, j'ai retrouvés dans le portrait de la duchesse d'Urbin par le Titien à la galerie de Florence. A la couleur des cheveux près, Titien à fait son portrait (...).
Je trouve Alexandrine sur un lit, un peu fatiguée, presque dans le costume et précisément dans la position de la duchesse d'Urbin du Titien. « Causons seulement pendant dix minutes, me dit-elle avec esprit. Je suis un peu fatiguée, bavardons. Bientôt je retrouverai le feu de la jeunesse. »
Elle était adorable ; je n'ai peut-être rien vu d'aussi joli. Il n'y avait point trop de libertinage, excepté dans les yeux qui peu à peu redevinrent pleins de folie, et, si l'on veut, de plaisir.
Je la manquai parfaitement, fiasco complet. J'eu recours à un dédommagement, elle s'y prêta. Ne sachant trop que faire, je voulus revenir à ce jeu de main qu'elle refusa. Elle parût étonnée, je lui dis quelques mots assez jolis pour ma position, et je sortis.
Stendhal - Souvenirs d'égotisme.

Les rapports (1) entre Stendhal et Rousseau sont complexes, mélange de fascination et de rejet, mais point de ressentiment chez Stendhal - Malgré les malheurs de mon ambition, je ne crois point les hommes méchants; je ne me crois point persécuté par eux -, et si au sortir de son aventure Jean-Jacques s'en va mal à son aise, se reprochant son extravagance, Beyle, malgré les sarcasmes de ses camarades, déclare : J'étais étonné rien de plus.
Alors que Rousseau "manque" à cause d'un mélange confus d'orgueil et d'humilité (le mot est de G. Sand à propos des Confessions) qui l'empêche de coïncider avec le réel (il n'est pas digne de la fille et dans le même temps elle ne le mérite pas), les raisons du fiasco stendhalien sont autres.
Entre 1818 et 1821, Stendhal, qui est à Milan, vit un amour malheureux avec Metilde Dembowski. Juin 1821, c'est la rupture, il repart à Paris.
Je ne sais pourquoi l'idée de Métilde m'avait saisi en entrant dans cette chambre dont Alexandrine faisait un si joli ornement. Jamais Alexandrine ne coïncide avec elle-même, et rétrospectivement (les Souvenirs sont écrit en 1832) elle s'effacera encore une fois derrière l'image de la duchesse d'Urbin.
Le 21 janvier 1805, Stendhal écrivait dans son journal :

L'habitude de voir les filles même là. On se monte l'imagination chaque fois qu'on en tient une dans bras pour se figurer une femme plus touchante.

et voilà comment on fait le fiasco d'imagination.

Le temps passera. 5 ou 6 ans après la partie de filles, Alexandrine prendra une figure grossière comme ses camarades et l'ombre de Métilde, qui servira de modèle à Mme de Chasteller, planera sur Lucien Leuwen.

Tout commença...

(1) Bel article de Raymond Trousson.