(Précédemment)

Mon chargement fait, je mis à la voile le vendredi 21 novembre, et sortis du port avec une jolie brise de sud-ouest. J'allais à Buénos-Aires.
Ulrik avait été plus sombre qu'à l'ordinaire le jour de l'appareillage... Il s'était approché plusieurs fois de moi comme pour me parler, puis s'était retiré sans mot dire.
Le soir la brise fraichit ; je fis serrer les perroquets, et nous louvoyâmes sous basses voiles pour nous tenir écartés de la côte.
_ Eh bien ! maître, - dis-je à Ulrik, - il vente bon frais... Qu'en penses-tu ?...
- Capitaine... je vous avais prévenu, me répondit-il d'un air grave et solennel qui m'imposa.
- Que veux-tu dire ?
Lui, sans répondre à ma question, me saisit fortement le bras et murmura tout bas : - Faites sur-le-champ ramener les perroquets et mettre les huniers au bas ris... le grain approche... la tempête sera affreuse... affreuse, je le sens là, - me dit-il en enfonçant ses ongles dans sa poitrine velue.
J'obéis machinalement, et bien m'en prit, car à peine cette manoeuvre était-elle exécutée, que le vent souffla du nord-est avec une furieuse violence ; le jour baissa tout à coup et la mer devint horrible...
Nous passâmes la nuit sur le pont, et au point du jour le temps étant par trop forçé, nous relâchâmes au Havre...
Quand nous fûmes mouillés, Ulrik entra dans ma chambre, où je m'étais retiré pour prendre un peu de repos...
- Capitaine, - me dit-il,- je vous quitte.
- Tu me quittes, et pourquoi ?
- Je ne puis vous le dire... mais il faut... pour vous...
- Non, pardieu !... tu m'es trop utile... Où trouverais-je un maître comme toi !... Du tout, tu resteras, et j'augmenterai ta paye...
- Alors je déserterai...
- Non, car je te consignerai à bord, dans ta chambre, et je te mettrai aux fers, s'il le faut...
- Vous le voulez donc ?... A la bonne heure... Vous verrez...
Et en prononçant ces mots, ses grands yeux gris prirent une singulière expression de pitié...
Mais le lendemain de cette entrevue, je ne sais pourquoi de sourdes rumeurs circulèrent dans mon équipage...
- C'est ce chien de Croque-Mort qui nous porte malheur, - disaient les uns...
- Avec un b..... comme ça à bord, c'est à y laisser sa peau...
Dès longtemps je connaissais la singulière superstition des matelots, qui attribuaient tous les évènements pénibles de la navigation à un seul, espèce de bouc d'Israël qui était responsable de tout ce qui pouvait arriver de facheux ; je fis en conséquence donner quarante bons coups de corde à chacun des deux meneurs qui avaient propagé ces idées stupides, et j'enfermai Ulrik dans sa chambre ; puis je fis mettre à la voile le jour même, car la brise avait molli.
Nous sortîmes du Havre le 26, avec un bon vent qui nous éloigna bientôt du rivage. Une fois au large, je rendis la liberté à Ulrik.
- On a donc tanné le cuir à quelqu'un, capitaine ? - me demanda-t-il.
- Un peu, à deux chiens qui t'indiquaient à l'équipage comme cause du mauvais temps, comme si ton souffle faisait grossir la mer, crever les voiles ou craquer les mats !...
- Peut-être, dit-il sourdement.
Je haussai les épaules et laissai mon pauvre maître, que je crus timbré.
Par une inexplicable facilité, à la hauteur des îles de Palma et de Fer (Canaries), comme je faisais gouverner dans l'espoir de prendre connaissance de l'île Saint-Antoine, le temps se chargea de grains : la brise se fit, il venta grand frais, et la tempête devint si violente, que dans une bourrasque mon petit mât d'hune et mon bâton de foc furent emportés.
Alors une affreuse idée s'empara de l'équipage, consterné de cette perte, et les matelots s'avancèrent vers moi en poussant avec un horrible accent de rage des cris frénétiques : - A la mer ! à la mer, le Croque-Mort!... il est cause de tout...
Je frémis... et regardai Ulrik. Pour la première fois je le vis sourire... mais quel sourire, mon Dieu !
- Infâmes ! - m'écriai-je en m'armant d'un anspect, - je vous assommerai comme des chiens si vous faîtes un seul pas.
- A la mer !... à la mer!... Nous ne voulons pas sombrer pour lui... A la mer !...
Ils s'approchèrent encore. Je me jetai au-devant d'Ulrik qui me dit : - Laissez-les faire, c'est écrit.
- Laissez commettre un assassinat de sang-froid !... Non, non... Descends dans ma chambre, tu y trouveras mes pistolets ; tu remonteras avec... En attendant, je vais les maintenir...
Et ce disant, je retournai rapidement mon anspect en m'avançant vers eux.
- Pardon, capitaine... mais le Croque-Mort y passera, - dit l'un d'eux.
- Oui, oui, il passera, - répétèrent-ils avec fureur.
Et leurs cris dominaient le sifflement de la tempête.
Au même instant un noeud d'agui me fut lancé ; je tombai sur le pont et fus garroté en un moment... J'écumais de rage en voyant Ulrik calme, les attendre impassible...
- A son tour maintenant, - cria le maître voilier, homme d'une taille énorme, en s'avançant vers Ulrik.
En ce moment, la tempête était si furieuse, que le navire donna un violent coup de roulis, et presque tous les matelots roulèrent sur le pont.
- Profite de l'embellie ! - criai-je à Ulrik... - A ma chambre !...
Mais lui, s'élançant après les haubans d'artimon, fut d'un bond sur la lisse du navire.
- Je devrais, - cria-t-il aux matelots, qui se relevèrent en blasphémant, je devrai vous laisser commettre un crime inutile, car ma mort ne peut vous sauver que si elle est volontaire... Ce n'est pas pour vous, mais pour le capitaine, car il a une mère... une mère ! - répéta-t-il avec un affreux grincement de dents.
Et il secouait les cordages avec fureur.
Je vivrais, je crois, cent ans, que je n'oublierais jamais ce sombre tableau. je le vois encore, lui Ulrik, cramponné aux haubans, les cheveux flottants, sa pâle figure qui se détachait blanche sur le gris foncé du ciel, ses yeux flamboyants et les hideuses contorsions de sa bouche hurlant le mot... mère...
L'équipage, pétrifié, comme fasciné par cette résolution inconcevable, resta immobile, le regard fixe, attachant sur Ulrik des yeux hagards.
- Adieu donc, capitaine.
Ce furent ses dernières paroles, car il disparut.
- Hourra... hourra, vilain Croque-Mort ! - cria l'équipage en frappant des mains.
On vint poliment me dégager de mes liens.
Je croyais rêver.
Le timonier, qui tenait la barre, fut renversé par un coup de mer, le navire vint au vent, et nous faillimes engager. Cette violente secousse et cet effroyable péril me firent revenir à moi... Je me précipitai sur la barre, et j'y restai... commandant la manoeuvre de ce poste, car le temps pressait.
- Vous voyez, chiens, - leur criai-je, - que le ciel vous punit de votre atroce forfait... La mort de ce malheureux fait-elle cesser la tempête ? Elle augmente au contraire, elle augmente... Malédiction !... Dans une heure peut-être nous irons le rejoindre... lui...
L'équipage fut un peu démoralisé ; quelques-uns baissèrent la tête lorsque l'infernal voilier reparut au grand panneau portant un coffre.
- Va donc dans le même tombeau que ton maître le Croque-Mort ! et que le bon Dieu nous laisse en repos, car nous n'avons plus rien de ce matelot de l'enfer.
Et le coffre fut lancé par dessus le bord, aux acclamations de tout l'équipage, persuadé que la tempête cesserait quand il n'y aurait plus rien à bord qui eût appartenu au pauvre Ulrik...
Au contraire, la tempête redoubla de violence. J'entendis une horrible explosion ; c'était notre grande voile que le vent venait d'emporter, d'emporter si rapidement, que je ne vis qu'un point blanc tourbillonner et disparaître en une seconde.
- Malédiction !... enfer !... - criai-je... - Dieu est juste !...
- C'est qu'il y a encore ici quelque chose au Croque-Mort, - dit l'imperturbable voilier. - Mousse, descends et cherche et gare à ta peau si tu ne trouves rien.
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Cinq minutes après, le mousse remonta avec un vieux, vieux bonnet de laine rouge, oublié dans un coin de la chambre d'Ulrik...
- Allons, - dit le voilier en le jetant à la mer, - allons, on n'a plus rien à lui... Tais-toi et fais calme.
Un hasard... (était-ce un hasard ?) voulut que les deux ou trois dernières rafales qui nous avaient durement drossés fussent, comme on dit, la queue du grain... Le vent tomba, le ciel s'éclaircit, la brise souffla légère et la mer se calma... Depuis ce moment, notre traversée fut heureuse, fut la plus heureuse que j'aie faite, et nous arrivâmes à Buénos-Aires le 1er janvier.

N.B. Le lecteur m'excusera de ne pas lui dévoiler le mystère ou la fatalité qui semble se rattacher au mot mère et au nombre treize ; mais ne l'ayant jamais su moi-même, je n'ai rien voulu ajouter qui pût dénaturer un fait vrai.