Il est difficile de dire si cette nouvelle d'Eugène Sue ressort vraiment du fantastique. Peut-être sommes nous à la limite du
genre ?
Si le texte instaure une certaine ambiguité - Un hasard (était-ce un hasard ?) - il pose aussi de façon claire, les termes de l'égnime dissipant dans le même temps l'ambiguité ; mais alors même qu'il énonce l'égnime, il refuse de lui apporter une solution. Si bien, qu'au bout compte (du conte) le lecteur ne pourra, le texte se dérobant, avoir le dernier mot.
Parue pour la première fois dans le numéro de juillet 1831 de la Revue des deux mondes sous le titre Le Bonnet de Maïtre La Joie, la nouvelle sera reprise dans le volume La Coucaratcha (tome 1) édité le 1er septembre 1832 chez Canel et Guyot. Elle fait partie du cycle maritime de Sue, qui fut la première manière de l'auteur des Mystères de Paris

LE BONNET DE MAÎTRE ULRIK.

A la bonne heure, c'est un hasard mais ça est.

C'était, je crois, en 1826, il me manquait un homme pour compléter mon équipage, et alors les matelots se recrutaient difficilement à Brest, car on armait beaucoup pour la marine militaire.
Un capitaine de frégate de mes amis m'enseigna l'auberge d'Yvon-Polard, un des plus grands embaucheurs de recouvrance.
En vérité ce sont des gens fort utiles que les embaucheurs, ils accueillent chez eux les matelots sans service et sans pain, les hébergent, les choient, les engraissent, et vienne un capitaine cherchant un équipage, il s'entend avec l'embaucheur, choisit ces hommes, et paye généreusement leurs dettes à l'hôte sur les avances que chaque matelot doit recevoir au jour de son embarquement.
C'est donc jusqu'à un certain point la traîte des blancs.
Or, j'allais trouver Yvon-Polard, rue de la Souris, à son auberge du Chasse-Marée ; la rue de la Souris est infecte, étroite et sombre, il faut descendre huit ou dix marches pour arriver dans la salle basse de l'hôtellerie ; et cette espèce de cave est tellement obscure, que, sans le secours de quelques lampes de fer, on n'y verrait pas en plein midi.
Au bas de l'escalier un petit homme roux, trappu et manchot vint à moi, il me demanda civilement ce que je voulais ; quand il le sut, il cligna des yeux, d'un geste me recommanda le silence, me prit la main, me fit traverser un couloir noir comme un four, et après quelques minutes de marche, je me trouvai dans une petite salle éclairée par un soupirail.
Alors, Yvon-Polard me dit à voix basse : - Mon officier vous n'avez qu'à regarder et à écouter par cette fente... que vous voyez à cette cloison ; il ne me reste que cinq culottes goudronnées à placer ; ils sont là à courir bon bord ; c'est l'histoire de rire en attendant de pousser au large. Vous pouvez les juger ; ils vont tout à l'heure être soûls comme des soldats, et vous savez, mon officier, qu'alors on se déboutonne, qu'on fait voir sous quelle aire de vent on a l'habitude de naviguer. Vous ferez votre choix d'après ce que vous aurez vu, et nous nous entendrons pour le reste. Je vous laisse mon officier.
Je collai mon oeil à la fente, et je vis cinq matelots assis autour d'une table noire et grasse, éclairée par la lueur douteuse d'une lampe. Deux femmes envinées, l'oeil brillant, les cheveux épars, à la voix rauque, leur versaient à boire : ils étaient ivres ou à peu près. Au bout de cinq minutes, deux tombèrent sous la table.
Ils restaient trois : un jeune garçon de vingt ans, blond et frais comme une fille ; le second était basané, vigoureux, bien découplé, et pouvant avoir quarante ans ; quant au troisième, je ne pus voir sa figure, car il tenait sa tête cachée dans ses mains.
- Pour de vieux caïmans à peau salée, il portent b..... mal la voile, - dit le jeune homme en poussant dédaigneusement le corps des deux matelots qui roulèrent sous les bancs... - Allons, toi... la Jambe de bois, verse... verse donc, cordieu ! le gosier me démange...
Il s'adressait à une des femmes qui avait effectivement une jambe de bois...
Il vida prestement son verre, et continua, après s'être essuyé la bouche au revers de sa manche, et s'adressant à son compagnon basané :
- Est-ce que tu es aussi à la cape... toi, Pierre ? Hé ! mon matelot ?
- Non, dit l'autre en baisant bruyamment les joues marbrées de sa compagne, qui rajustait sa coiffe... - Mais je pense que nous filons nôtre cable d'une drôle de manière... et que, si nous trouvons à embarquer, il nous restera de nos avances à peu près de quoi mettre dans l'oeil d'un marsouin, et encore ça ne le fera pas loucher.
- Bah ! Bah !... on embarque ici et au premier port étranger on prend de l'air ; on s'arrange avec un autre navire... et en chasse... sabordé le capitaine... comme nous avons fait à Saint-Thomas ; tu sais bien...hein !... matelot ?...
- Je le sais si bien que nous avons gagné quarante gourdes au change ; et que le capitaine a été obligé de prendre deux nègres pour nous remplacer, et qu'ils ont si bêtement manoeuvré pendant un grain, que la Petite Nanette a chaviré au débouquement, et que le capitaine a été noyé...
- C'est sacredieu vrai ! - dit l'autre avec un éclat de rire ; - noyé comme un chien, noyé... aussi vrai que nous somme aujourd'hui le 13 octobre, et que j'ai donné ma dernière gourde à ma mère !...
Je pensai intérieurement que ni l'un ni l'autre de ces deux compagnons ne mettrait le pied sur mon navire. J'allais me retirer, fort peu satisfait de ma visite à Yvon- Polard, lorsque le marin qui n'avait dit mot jusque-là leva vivement la tête, et s'écria avec un accent indéfinissable.
- Qui parle ici et du 13 octobre et de mère ?...
Ce fut alors un hourra général, et des éclats de rire retentirent dans la chambre.
- Enfin, - dit le jeune matelot, - il a largué le cable qui amarrait sa langue.
- C'est heureux qu'il ne fasse plus le milord ; on n'est pourtant pas trop déchiré, - dit la Jambe de bois en ajustant son fichu.
- Veux tu un coup de grog ? - dit Pierre en lui tendant un verre.
- A sa santé, car il est fou ! - dit l'autre femme.
Et ils se mirent tous à hurler, en frappant sur la table avec leurs gobelets de fer-blanc : - A sa santé ! à sa santé !... tandis que lui les regardait fixement avec mépris.
Il pouvait avoir trente ans ; ses traits étaient beaux mais pâles ; ses cheveux noires se joignaient à d'épais favoris noirs qui encadraient sa figure rude et sévère.
Du reste, il portait un costume de matelot, de simple matelot, mais propre et soigné...
- A sa santé !... à sa santé ! crièrent encore les autres avec un redoublement de rire et de bruit...
- Tu n'entends donc pas, sauvage ! - hurla le jeune garçon, les yeux remplis de vin, les lèvres violettes et les bras tremblants et lourds.
- On boit à ta santé, monsieur l'Air en dessous, - dit la Jambe de bois en le tirant par la manche de sa veste.
- Allons, bois donc ! tu nous embêtes, à la fin, - dit Pierre tout à fait ivre, en lui heurtant violemment le verre contre les lèvres...
Ici je ne distinguai plus rien, car du premier coup de poing que donna l'homme pâle, la lampe s'éteignit, mais j'entendis un tapage infernal, des blasphèmes, des cris de douleur et de joie cruelle, et dominant sur le tout, la voix de l'homme pâle qui criait : - Ah ! chiens, vous parlez de mère et du 13 octobre ; par Satan ! ce sera la dernière fois...
Comme les gémissements devinrent étouffés, j'allais sortir pour appeler Polard, lorsqu'il parut.
- Allez vite, - lui dis-je, - ils se tuent la dedans...
- Ah bah !... mon officier, c'est l'histoire de rire... ils jouent.
- Les couteaux sont de la partie, - lui dis-je.
- Est-ce que Ulrik s'en est mêlé ? - me demanda-t-il.
- Comment, Ulrik ?...
- Oui, mon officier, le grand pâle, il s'appelle Ulrik ; c'est qu'il est brutal en diable... et fort, fort comme un cabestan...
- Oui, oui, il s'en est mêlé ; ainsi, allez vite, car ils s'égorgent... Entendez vous ces cris ?
- Ah bah !... N' y a pas de mal, mon officier ; petite pluie abat le gros grain. Avez-vous fait votre choix ?...
- D'abord, maître Polard, deux étaient ivres-morts...
- Je parie que c'est Cavelier et Jangras...
- C'est possible... les deux autres m'ont l'air de vrais corsaires.
- Le petit blond... pas vrai, mon officier, et le gros noirot ?... Vous avez raison... deux faï-chiens, deux carognes... Vous venez de la part du commandant B..., je ne voudrais pas vous tromper. Ici, il n'y a qu'Ulrik qui puisse vous convenir : c'est fort, c'est sage, mais sombre et taciturne en diable.
- Va pour Ulrik, - lui dis-je tout rêveur ; - vous me l'enverrez à bord demain au coup de canon.
- Suffit, mon officier ; j'irai avec lui pour les avances comme de juste.
- A la bonne heure, je vous attends.
Au point du jour, Polard était à mon bord avec Ulrik ; je les fis descendre tous deux dans ma chambre.
- Capitaine, - dit Polard, - voici Ulrik dont je vous ai parlé...
- Approche, - lui dis-je.
Il s'approcha. Où as-tu navigué, en dernier lieu ?
- J'arrive de Lima, capitaine, passager sur le brick l'Alexandre.
- Passager !...
- Oui, capitaine.
- Pourquoi pas matelot ?
- Parce que j'étais passager, capitaine.
- Et que faisais-tu à Lima ?
- Je naviguais dans la mer du Sud... au service des Colombiens...
- Ah ! Diable... As-tu des papiers ?
- Non.
- Aucun ?
- Si... un certificat du capitaine de l'Alexandre... le voici.
- Il est bon... Veux- tu venir à bord ?
- Comme vous voudrez, mais je ne vous y engage guère.
- Comment ?
- Je m'entends, capitaine.
- Ne l'écoutez, - dit Polard, - c'est un braque ; d'ailleurs il me doit deux mois d'auberge ; s'il fait l'original, je le mets dehors, et il ira coucher et vivre où il voudra...
- Alors, capitaine, prenez moi... mais tant pis pour vous...
- C'est dit, je t'arrête... Polard, envoyez-lui son coffre ici ; nous compterons après pour ce qu'il vous doit... Et toi, mon garçon, tu vas aller là-haut, on est en train de rider les haubans et d'enverguer un hunier ; nous verrons ce que tu sais... Va... Voilà ta pièce d'amarrage (le denier d'adieu).
J'avoue que la bizarrerie de cet homme m'avait singulièrement frappé et presque décidé à le retenir à mon bord.
D'ailleurs, sa figure, quoique sombre et triste, ne présageait rien de fatal...
Huit jours après, j'avais choisi Ulrik pour maître d'équipage, car jamais matelot ne s'était montré plus habile, plus prompt, plus entendu et plus au fait du service...
D'une régularité parfaite, il ne descendait jamais à terre ; son service fini, il allait s'asseoir dans les portes-haubans d'artimon, et restait là des heures entières sombre et silencieux.
L'équipage, qui le craignait comme le feu, l'avait surnommé le Croque-Mort.

(A suivre)