Pour Alice (suite et fin).

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Sans se l'avouer, cette âme active commençait à être bien lasse de la vie monotone qu'elle menait à la campagne."C'est s'empêcher de mourir, disait-elle, ce n'est pas vivre."
La Chartreuse de Parme (chapitre VI)

En ce début d'année 1840, Stendhal est de retour à Civitavecchia après une absence de trois ans. Son poste de Consul l'ennuie, le monde lui pèse - J'ai eu de fortes migraines, je prends de la belladonna et je viens d'acheter un fusil. Au total, vaut-il la peine de vivre ? (Correspondance, 29 mars 1840) -, Son corps l'épuise - Il y a deux ou trois jours, horriblement glacé les pieds en venant par une averse du Palais Farnèse au Falcon, the goutte attaque surtout les..., 2 grains d'arnica la repoussent victorieusement et me jettent le vendredi soir dans l'état d'imbécibilité (Journal, samedi 15 ou 14 mars 1840). Lui restent les pouvoirs de l'imagination et de la rêverie - Caractère of Dominique (1), his habitude dans l'art de chercher the hapiness. Il rêve sans cesse, sa plus grande peine est de se détacher de cette rêverie (Journal, 16 juin 1840).
Commence alors l'épisode Earline que Stendhal appelle The Last Romance (2), la transcription ou plutôt le chiffrage d'une aventure amoureuse dont ne sait toujours pas si elle fut plus rêvée que réelle - Le 16 février 1840 et jours suivants : Regards étonnants et qui me forcent à baisser les yeux (...) ses regards étaient archets (...). En 1835 dans la Vie d'Henry Brulard, Stendhal écrivait : Un roman est comme un archet. Earline ou le dernier roman.
C'est dans ce contexte biographique que prennent place Les Privilèges. Faut-il y voir la toute puissance de l'imagination ? Je ne le crois pas. Car si comme on l'a dit (3) la métamorphose est pour Stendhal une ouverture d'avenir, ce qui frappe ce sont les exceptions à l'omnipotence des fantasmes. Un sexe de deux pouces de plus que l'orteil. Mais le plaisir par la mentula, seulement deux fois par semaine. Chaque article énonce sa propre limitation. Quitte à frôler l'incohérence : Ainsi le privilégié pourra quatre fois par an et pour un temps illimité chaque fois occuper deux corps à la fois.
On sait que pour Stendhal un roman : c'est un miroir que l'on promène le long d'un chemin mais tout lecteur de Proust sait aussi que que l'on peut voir dans le roman sthendalien un certain sentiment de l’altitude se liant à la vie spirituelle : le lieu élevé où Julien Sorel est prisonnier, la tour au haut de laquelle est enfermé Fabrice, le clocher où l’abbé Barnès s’occupe d’astrologie et d’où Fabrice jette un si beau coup d’œil. L'horizontalité, le chemin, le réel ; la verticalité, la tour, le rêve. Tenir les deux bouts, ce qui ne veut pas dire les concilier, parce que deux bout il y a.
Il n'est pas indifférent que le dernier mot des Privilèges soit le verbe dormir et que le premier article ait pour sujet la mort. Comment ne pas songer alors au monologue d'Hamlet - To die, to sleep / To sleep: perchance to dream: ay, there's the rub' - Mourir puisqu'il le faut, mais en rêvant.
Le 22 mars 1842 à 7 heures du soir, Stendhal est frappé d'apoplexie sur le trottoir de la rue Neuves-des-Capucines, le 23 mars à 2 heures du matin, il meurt à son hôtel, rue Neuve-des-Petits-Champs, où il avait été transporté, sans avoir repris connaissance. Les articles 1 et 23 des Privilèges s'étaient révélés efficients.

(1) Dominique est l'un des nombreux pseudonymes utilisés par Stendhal.
(2) L'édition Martineau (volume identique à celui des Privilèges) est téléchargeable ici ( p 168 - 208 du fichier PdF). L'épisode est réinséré dans le cours du Journal dans l'édition de La Pléiade.
(3) J. Starobinski, L'Oeil vivant, Le Seuil, 1961.