Pour Alice (bien entendu).

Acquis pour 4,75 euros (61 pages) Les Privilèges de Stendhal (1) dont la quatrième de couverture nous informe que le texte est édité et préfacé par Antoine de Baecque. Préfacé je veux bien, mais pour édité on est plutôt dans le domaine de la forfanterie : rien sur les sources ayant permis l'établissement de la dite édition, une mise en page absurde (et contraire au manuscrit original) destinée à gonfler artificiellement le volume.
Essayons donc d'être un peu plus précis.
Le texte se présente sous la forme de 23 articles numérotés de 1 à 23, précédés de la formule God me donne le brevet suivant, où Stendhal énonce un certain nombre de voeux qu'il souhaite voir exaucés. Datés du 10 avril 1840 à Rome, rien ne dit que ces Privilèges furent écrits en cette seule journée, ils sont publiés la première fois par T.Campenon dans la revue La Critique française en 1861 (19 ans après la mort de Stendhal). Une deuxième publication sera effectuée, sous l'égide de d'Auguste Cordier, dans le numéro de janvier-février 1889 de La Revue indépendante. En l'état rien n'indique une connexion entre Campenon et Cordier, les textes diffèrent d'ailleurs sur de nombreux points. En 1936, Henri Martineau, dans le tome I des Mélanges intimes et Marginalia qui s'inscrit dans le cadre de des oeuvres complètes de Stendhal pour le compte des éditions Le Divan, établit une nouvelle version du texte. C'est cette version inchangée que propose Antoine de Baecque et ce sans jamais la mentionner. Elle s'appuie sur un manuscrit autographe incomplet (il s'arrête au début de l'article 9) et sur une copie de la main de Romain Colomb, cousin et exécuteur testamentaire de Stendhal, détenue par la bibliothèque de Grenoble

- Ici, on peut télécharger la version de 1889 de La revue Indépendante (p 235 du fichier PdF).
- , idem pour la version de 1936 d'Henri Martineau / Antoine de Baecque (p 210 du fichier PdF)

Le 15 octobre 1961, le grand stendhalien Victor Del Litto, dans un important article intitulé Un texte capital pour la connaissance de Stendhal, Les Privilèges (n°13 du Stendhal Club) repris en volume, donne, à partir des mêmes sources, ce qui est considéré comme la version définitive.
On reprendra ici les différences qui nous semblent les plus importantes entre l'édition Del Litto et celle de Martineau/ Baecque.

Article 1
Jamais de douleur sérieuse jusqu'à une vieillesse fort avancée : alors non douleur, mais mort par apoplexie, au lit pendant le sommeil sans aucune douleur morale ou physique. Chaque année, pas plus de trois jours d'indisposition. Le corpus (2) et ce qui en sort inodore.

Article 3
La mentula comme le doigt indicateur pour la dureté, et pour le mouvement ; cela à volonté. La forme deux pouces de plus que l'orteil (3), même grosseur. Mais plaisir par la mentula seulement deux fois la semaine. Vingt fois par an le privilégié pourra se changer en l'être qu'il voudra pourvu que cet être existe. Cent fois par an il saura pour vingt-quatre heures la langue qu'il voudra.

Article 4
Miracle (4). Le privilégié ayant une bague au doigt et serrant cette bague en regardant une femme elle devient amoureuse de lui à la passion comme nous croyons qu'Héloise le fut d'Abélard. Si la bague est un peu mouillée de salive la femme regardée devient seulement une amie tendre et dévouée. Regardant une femme et ôtant une (5) bague du doigt les sentiments inspirés en vertu des privilèges précédents cessent. La haine se change en bienveillance en regardant l'être haineux et frottant une bague au doigt. Ces miracles ne pourront avoir lieu que quatre fois par an pour l'amour passion, huit fois pour l'amitié, vingt fois pour la cessassion de la haine, et cinquante fois pour l'inspiration d'une simple bienveillance.

Article 5
Beaux cheveux, excellentes dents, belle peau jamais écorchée (6). Odeur suave et lègère. Le 1er février et le 1er juin de chaque année les habits du privilégié deviennent comme ils étaient la troisième fois qu'il les a portés.

Article 6
Miracles (7). Au yeux de tous ceux qui ne me (8) connaissent pas, le privilégié aura la forme du général Debelle mort à Saint-Domingue, mais aucune imperfection. Il jouera parfaitement au whist, à l'écarté, au billard, aux échecs, mais ne pourra jamais gagner plus de cent francs; il tirera le pistolet, il montera à cheval, il fera des armes dans la perfection.

Article 7
Miracle (9). Quatre fois par an il pourra se changer en l'animal qu'il voudra, et ensuite se rechanger en homme. Quatre fois par an il pourra se changer en l'homme qu'il voudra, plus concentrer sa vie en celle d'un animal lequel dans le cas de mort ou d'empêchement de l'homme N°1 dans lequel il s'est changé pourra le rappeler à la forme naturelle de l'être privilégié. Ainsi le privilégié pourra quatre fois par an et pour un temps illimité chaque fois occuper deux corps à la fois.

Article 16
En tout lieu, le privilégié, après avoir dit : Je prie pour ma nourriture, trouvera : deux livres de pain, un bifteck cuit à point, un gigot idem (10), une bouteille de Saint-Julien, une carafe d'eau, un fruit, une glace et une demi tasse de café. Cette prière sera exaucée deux fois dans les vingt quatre heures.

Article 19
Le privilégié pourra changer un chien en une femme, belle ou laide ; cette femme lui donnera le bras et aura le degré d'esprit de Mme Ancilla et le coeur de Mélanie. Ce miracle pourra se renouveller vingt fois chaque année.
Le privilégié pourra changer un chien en un homme qui aura la tournure de Pépin de Bellisle, et l'esprit de...(le médecin juif) (11).

Article 23
Dix fois par an, le privilégié pourra être transporté au lieu où il voudra, à raison de une heure pour cent lieues ; pendant le transport il dormira (12).

Reste cependant tout le mystère d'un tel texte qui fut qualifié d'enfantin ou de sénile. Ça a dû être un choc quand on a découvert « les Privilèges ». Le génie, c’était donc aussi ça. Je songe au mot d’André Malraux dans « la Tentation de l’Occident » : « spectacle singulier : une démence qui se contemple écrira Bernard Frank dans l'une de ses chroniques C'est ce mystère autour duquel nous tournerons dans la deuxième partie : babillage.


(1) On conseillera en édition de poche celle établie par Béatrice Didier - proche de la version V Del Litto - 6,27 euros (253 pages) où le texte est couplé avec Souvenirs d'égotisme.
(2) corpus au lieu de corps in Martineau/ Baecque
(3) orteil au lieu de l'article in Martineau/ Baecque
(4) Miracle absent de la version Martineau/ Baecque.
(5) une au lieu de sa in Martineau/ Baecque
(6) Beaux cheveux, excellentes dents, belle peau jamais écorchée au lieu de Beaux cheveux, belle peau, excellents doigts jamais écorchés in Martineau/ Baecque
(7)Miracles au yeux de tous ceux... in Martineau/Baecque).
(8) me au lieu de le in Martineau/ Baecque
(9) Miracle absent de la version Martineau/ Baecque
(10) un plat d'épinards idem ajouté dans la version Martineau/ Baecque
(11) et l'esprit de M (Koreff), le médecin juif in Martineau/ Baecque
(12) Ici prend fin la version Del Litto. Dans la version Martineau/Baecque, le dernier article est suivi par la mention Fréderic de Stendhal. Dans son article Del Litto ne comprend pas d'ou vient cette signature dont l'origine remonte à la version parue en 1889 dans La Revue indépendante. A noter qu'Antoine de Baecque, qui mentionne pourtant dans ses indications bibliographiques Victor del Litto, s'appuie sur cette "signature" pour écrire : Emporté par cet élan vital et cette écriture qui rend tout possible, il signe finalement (...) "Fréderic de Stendhal", romantisme absolu, idéal du moi enfin réconcilié avec l'écrivain sentant son pouvoir peu à peu lui échapper. Or il se trouve justement que le texte n'est pas signé.