A) Comment, après Kant, penser un absolu sans revenir au dogmatisme ? A l'inverse comment penser un en-soi qui ne soit pas qu'un pour-soi ? C'est entre dogmatisme donc (envisager une pensée absolutoire qui ne serait pas absolutiste), et corrélationisme (Par où la pensée peut-elle donc encore se frayer un chemin vers le Dehors ?) que Quentin Meillassoux (1) se fraie une sente avec pour coutelas la clarté et la rigueur démonstrative. Chemin qui mènera dans un premiers temps, on ne peut en indiquer ici tous les méandres, non vers une éclaircie mais vers ce que l'auteur appelle un hyper-Chaos, auquel rien n'est, ou ne parait être, impossible, pas même l'impensable.

Si nous regardons au travers de la fente ainsi ouverte sur l'absolu, nous y découvrons une puissance plutôt menaçante - quelque chose de sourd, capable de détruire les choses comme les mondes ; capable d'engendrer des monstres d'illogismes ; capable aussi bien de ne jamais passer à l'acte ; capable de produire tous les rêves, mais aussi tous les cauchemars ; capable de changements frénétiques et sans ordre, ou à l'inverse, capable de produire un univers immobile jusqu'en ses moindres recoins. Comme une nuée porteuse des plus féroces orages, des plus étranges éclaircies, pour l'heure d'un calme inquiétant. Une Toute-Puissance égale à celle du Dieu cartésien, pouvant toute chose, même l'inconcevable. Mais une Toute-Puissance non-normée, aveugle, extraite des autres perfections divines, et devenue autonome. Une puissance sans bonté ni sagesse, inapte à garantir à la pensée la véracité de ses idées distinctes. C'est bien quelque chose comme un Temps, mais un Temps impensable par la physique - puisque capable de détruire sans cause ni raison toute loi physique - comme par la métaphysique - puisque capable de détruire tout étant déterminé, fût-il un dieu, fût-il Dieu. Ce n'est pas un temps héraclitéen, car il n'est pas loi éternel du devenir, mais l'éternel devenir du possible, et sans loi, de toute loi. C'est un Temps capable de détruire jusqu'au devenir lui-même en faisant advenir, peut-être pour toujours, le Fixe, le Statique, et le Mort.

Comment poser alors les fondements d'un discours scientifique qui présuppose une certaine stabilité, alors que ce que le Chaos ne pourra jamais produire, c'est un étant nécessaire. Tout peut se produire, tout peut avoir eu lieu - sauf quelque chose de nécesaire.
Mais ceci est une autre histoire .

B) Chris Johnson (2) est un mutant. Comme tous les autres mutants Chris Johnson est pourchassé, mais il est doué de prescience. Rien ne pouvait l'étonner. Ce sentiment n'existait pas pour lui. L'emplacement des choses, les relations spatiales de tous les éléments matériels étaient aussi tangibles pour lui que son propre corps (...) il voyait une multitude anormalement variée de scènes pour la demi-heure à venir. Ce laps de temps se subdivisait en configurations distinctes selon un schéma incroyablement embrouillé. Chris Johnson sera fait prisonnier, il ne pouvait pas ne pas l'être. S'engage alors une conversation entre les hommes qui détiennent Chris.

- ... cette créature possède des facultés plus opérationelles que les nôtres ne l'on jamais été. Nous, nous pouvons nous remémorer les expériences passées, les garder en mémoire, en tirer des leçons. Au mieux nous pouvons formuler des hypothèses intelligentes sur l'avenir en nous basant sur des souvenirs. Mais nous ne pouvons avoir de certitudes. Nous devons nous contenter de parler en termes de probabilités. (...) Nous ne faisons que deviner. (...) lui, il peut prévoir. Voir ce qui va arriver. "Prépenser", en quelque sorte. Connaître l'avenir. Il ne le perçoit probablement pas comme tel d'ailleurs. (...) Pour lui, cela ne doit pas se différencier du présent. Sa conception du présent doit être plus large que la nôtre. Le sien s'étend vers l'avant, non vers l'arrière comme chez nous, où il est lié au passé. (...) A mesure qu'il se développera et que l'espèce à laquelle il appartient évoluera, cette faculté de prépensée va certainement s'accroitre. Passer de dix à trente minutes, puis à une heure, un jour, un an. Pour finir, ils auront toute une vie d'avance. Chacun d'eux vivra dans un monde immuable, dénué de tout changement. Sans variables ni incertitudes d'aucune sorte. Sans aucun mouvement ! Ils n'auront rien à craindre. Leur monde sera parfaitement statique, un véritable roc. Et quand la mort surviendra, ils l'accepteront. Il n'y aura pas de lutte : pour eux elle se sera déjà produite.
- Elle se sera déjà produite, répéta Baines.

Comme on le voit, philosophie et fiction spéculatives ne manquent pas de charmes.

(1) Mes remerciements à Anaximandrake.
(2) L'homme doré - Philip K. Dick (trad : F. M. Watkins)