Alors que les esprits s'échauffent, petit détour par Balzac.(1) Parce que la politique, l'altérité et autres billevesées je m'en fous un peu. Ne m'intéressent plus que les livres, les individus et l'amitié.(2)

Pour refuser de se donner à Montriveau, la Duchesse de Langeais usera de tous les artifices du langage. A la versatilité de son caractère

C'était une femme artificiellement instruite, réellement ignorante ; pleine de sentiments élevés, mais manquant d'une pensée qui les coordonnât ; dépensant les plus riches trésors de l'âme à obéir aux convenances ; prête à braver la société, mais hésitant et arrivant à l'artifice par suite de ses scrupules ; ayant plus d'entêtement que de caractère, plus d'engouement que d'enthousiasme, plus de tête que de coeur ; souverainement femme et souverainement coquette, Parisienne surtout ; aimant l'éclat, les fêtes ne réfléchissant pas, ou réfléchissant trop tard...

correspond la mobilité de ses arguments. Mais les mots ne sont pas sans pouvoir.

La religion dura trois mois. Ce terme expiré, la duchesse, ennuyée de ses redites, livra Dieu pieds et poings liés à son amant. Peut-être craignait-elle, à force de parler éternité, de perpétuer l'amour du général en ce monde et dans l'autre.

et peuvent être quelquefois les plus cruelles des armes.

Mais, madame la duchesse, attirer à soi, en feignant le sentiment, un malheureux privé de toute affection, lui faire comprendre le bonheur dans toute sa plénitude, pour le lui ravir ; lui voler son avenir de félicité ; le tuer non-seulement aujourd'hui, mais dans l'éternité de sa vie, en empoisonnant toutes ses heures et toutes ses pensées, voilà ce que je nomme un épouvantable crime !

Pour ne pas se noyer dans l'éternel présent de la duchesse, Montriveau essaiera de ramener le temps distendu en un instant unique, de fabriquer un moment d'éternité hors du temps, de transformer les mots en acte (il se propose de marquer la duchesse au fer rouge ).

Madame, reprit Armand en la contemplant avec une méprisante froideur, une minute, une seule me suffira pour vous atteindre dans tous les moments de votre vie, la seule éternité dont je puisse disposer, moi. Je ne suis pas Dieu.

On sait qu'il y renoncera, pouvait-il d'ailleurs faire autrement ? On songe à cette anecdote rapportée par Borges dans son Histoire de l'éternité.

Une tradition orale que j'ai recueilie à Genève durant les dernières années de la Première Guerre Mondiale veut que Michel Servet ait dit aux juges qui l'avaient condamné au bûcher : « Je brûlerai, mais ceci n'est rien d'autre qu'un fait. Nous continuerons à discuter dans l'éternité. »

Comment aller alors au-delà du fait et briser le flot des mots ?
Pour la duchesse, la solution consistera à s'immobiliser face à Dieu ; elle en mourra.

Arrivé à la cellule de la soeur Thérèse, Montriveau lut cette inscription : Sub invocatione sanctae, matris Theresae ! La devise était : Adoremus in aeternum.

Pour Montriveau et Balzac (le roman est la transposition des ses amours empêchées avec Mme de Castries) ce sera l'élaboration de ce que l'on peut nommer, faute de mieux, une poétique.

Ah ! ça, dit Ronquerolles à Montriveau quand celui-ci reparut sur le tillac, c'était une femme, maintenant ce n'est rien. Attachons un boulet à chacun de ses pieds, jetons-la dans la mer, et n'y pense plus que comme nous pensons à un livre lu pendant notre enfance.
- Oui, dit Montriveau, car ce n'est plus qu'un poème.

Juste un poème, pas plus mais pas moins. Des mots encore, mais cette fois ci à la fois du langage et du monde. Un instant d'éternité.

(1) Le récit balzacien est fondamentalement impur ; autour du bouchot que constitue la trame romanesque viennent s'enrouler toutes les impuretés que constituent les digressions (politiques, économiques, physiologiques, etc...) de l'auteur. On comprend dès lors l'extrême difficulté d'une adaptation cinématographique, puisque celle-ci implique de facto une opération de décantation qui va à l'encontre de ce qui constituait la substance même du récit.

(2) Et je considère qu'il n'y a rien de moins «raciste» que celui qui déclare ne pas aimer les noirs, les blancs, les arabes, les juifs (on complétera selon ses affinités) mais qui, à son ami noir, blanc, arabe ou juif dira : « Mais avec toi, c'est pas pareil.» Qui face à l'incarnation de sa détestation saura ne plus en tenir compte. Sur la question on ne peut que conseiller à tous la vision de L'Ibis rouge de Jean Pierre Mocky avec Michel Simon.